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résignation la plus héroïque, enseignant aux peuples, et à nous particulièrement, ce que peuvent le courage et la ténacité, même dans les revers ; — famille unique, et sans parallèle parmi les maisons régnantes, car il est impossible de la remplacer par une autre. Elle est une institution, la plus originale peut-être de l’Europe moderne, la clé de voûte d’une grande fédération. Tel on voit Charles-Quint, sur la fameuse cheminée de Bruges, armé de pied en cap, dominer les blasons de cinquante provinces, et porter avec aisance cette pyramide d’états qui s’effondrerait si sa main venait à faiblir, tels ses lointains successeurs, dans le domaine plus étroit que l’histoire leur a laissé, maintiennent un faisceau de peuples qui tomberait en pièces s’ils relâchaient leur étreinte. Vingt fois, on a prédit la dissolution de cette monarchie : vingt fois elle a trompé tous les médecins et déjoué les calculs de ses héritiers. À plusieurs reprises dans le cours du siècle et dans les plus fortes crises, elle a modifié le pacte fédéral, c’est-à-dire changé de tactique en présence de l’ennemi, et présenté au monde étonné un nouveau front de bataille.

Or, les lieux où nous sommes rappellent son plus heureux changement de front. Ailleurs, à Prague, à Pesth, à Cracovie, la maison d’Autriche a éprouvé bien des traverses. Son nom a été tour à tour exécré ou béni. Mais Trieste lui doit tout. Nulle part ses bienfaits ne sont plus palpables. S’il était encore de mode, comme au temps de Louis XIV, de célébrer ses propres bienfaits par des inscriptions fastueuses, les Habsbourg auraient le droit de frapper une médaille avec ces mots : « l’Adriatique ressuscitée. — Tergeste relevée, vivifiée. — La montagne jointe à la mer. — L’Illyrie reconstituée. » On graverait au milieu la figure de Trieste, recevant du Doge le fameux anneau, symbole de son mariage avec la mer. Trieste doit devenir le centre de toutes les provinces qui convergent vers l’Adriatique ; et le nœud d’intérêts qu’elle tient entre ses mains est aussi solide que les affinités de langues et de races. Viribus unitis ! dit l’ancienne devise de la maison ; je la préfère au Félix Austrta nube, dont on saluait autrefois sa rapide ascension. Le drame de Queretaro, dont les murailles de Miramar nous parlent encore, a guéri pour jamais la maison d’Autriche des aventures et des coups de fortune. C’est par l’union des forces qu’elle doit régner dans l’avenir. C’est aussi par leur équilibre. Tout ami de la civilisation doit souhaiter qu’elle comprenne de mieux en mieux la beauté de ce rôle d’arbitre, et qu’elle tienne la balance égale entre les ambitions rivales de ses peuples.