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mignon la passerelle du canot, tandis qu’un beau jeune homme en cadenette lui tend la main ; sur la rive, une dame orientale aussi fantastique que les Égyptiennes de Molière, un gros Turc à côté d’un seigneur en habits de cour, et des pêcheurs à la ligne qui ne paraissent pas même étonnés de cette rencontre extraordinaire ; ou bien des élégantes se promenant au clair de la lune, et regardant tirer des filets, devant le profil d’une citadelle inoffensive. Ces rapprochemens ne choquaient pas, au XVIIIe siècle, dans l’assoupissement des fanatismes et des ambitions. De nos jours, les jolis seigneurs, les marquises, les odalisques, les turbans et les perruques se sont envolés : mais le fond du tableau reste encore et les pêcheurs n’ont pas cessé d’étendre leurs filets au soleil, avec la plus tranquille philosophie.

À la fin du siècle dernier, les Français tombèrent comme du ciel dans ce conservatoire des vieilles mœurs, et y firent un grand remue-ménage. Au milieu de la vieille comédie italienne, dont l’intérêt devenait languissant, leur entrée forme une péripétie d’une haute saveur. Ils durent faire dresser les cheveux sur la tête aux bons vieillards et même aux jeunes professeurs qui pâlissaient sur les chartes. J’ai trouvé l’expression de leur terreur et de leur colère dans une histoire de Raguse, imprimée à Vienne vers 1807. Songez donc ! jusque-là, dans l’Adriatique, on n’avait touché ni aux abus, ni aux privilèges. Pour tout l’or du monde, on n’aurait point arraché un brin d’herbe sur le sommet d’une ruine. On marchait sur la pointe du pied, comme dans la chambre d’un malade. Les Français se montrent, et sabrent tout. Ces révolutionnaires ne respectent rien : ni les droits féodaux, ni l’enchevêtrement des juridictions, ni la vénérable paresse des corporations. Ces contempteurs de l’histoire s’assoient carrément sur les fauteuils branlans, au risque de se rompre le cou, proclament l’égalité devant l’impôt, la justice pour tous. Ils font plus encore, les misérables : ils ouvrent des routes, réunissent les groupes, favorisent les complicités dangereuses, en un mot, renversent toutes les règles de la chimie politique, telle qu’on l’enseignait à l’école de Kaunitz. Et le plus curieux, c’est qu’après leur départ ces populations qu’ils ont secouées, taxées, passées au niveau, leur vouent une reconnaissance éternelle. Le branle est donné. Les marionnettes du siècle passé rentrent dans leur boîte. Ces hommes, qui se mouraient de mort lente et douce, se mettent sérieusement en quête de leurs archives et de leur nationalité. Vainement le régime Metternich leur administre des narcotiques à haute dose. Les fonctionnaires de Metternich eux-mêmes sont forcés d’emboîter le pas dans les traces du bon sens.

Sans doute, ces revendications nationales sont fort arbitraires.