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fiers des édifices municipaux qui tombent lentement en poussière. Oui, Venise était l’âme de ce monde. Amis ou ennemis se réchauffaient à sa flamme. Elle a laissé sa signature sur les tours des guetteurs, sur les murailles des forteresses, sur les monumens publics, sur les fontaines, sur les portails. Partout le lion de Saint-Marc, avec sa tête byzantine aux traits simplifiés, ses ailes de sphinx et sa crinière nimbée, vous regarde droit en face, une patte sur l’Évangile. Ce lion-là ne se confondra jamais avec un autre. Il est unique dans l’art héraldique. Il n’en est pas de plus sommaire ni de plus expressif. Sa tête petite, très orientale, très archaïque, se rapproche de celle du tigre. Il a volé l’auréole de son saint patron. Il enfonce solidement ses griffes dans l’Évangile. L’honnête saint qui prêchait la concorde passe au second plan. Ce qui reste, c’est l’apothéose de la force implacable, jouant avec le livre sacré comme le chat qui tient une souris dans ses pattes. L’idée chrétienne est subordonnée aux ambitions de cet animal souple, élégant et féroce.

Dans les villes dalmates, le lion symbolique revêt des physionomies très diverses. Soit maladresse du ciseau, soit intention, il prend une mine tantôt débonnaire, tantôt terrible. Tantôt il ferme les yeux comme un animal qui digère ; tantôt il montre les dents, et ses yeux tout ronds vous fixent avec une expression peu rassurante. Il fait quelquefois patte de velours. Ce qui ne varie jamais, c’est l’air d’autorité ; c’est la formidable griffe dont il assomme les Écritures. Il est beau surtout lorsqu’il trône seul sur le revers incliné des forteresses, à Sebenico par exemple. On ne peut oublier qu’il s’est cramponné fortement aux rocs de la Dalmatie, alors que l’Europe chrétienne fuyait jusqu’à Vienne devant le Croissant ; que, s’il n’a point eu l’esprit de croisade, car c’est un lion positif, il n’a pas perdu la tête devant l’épouvantail turc.

La protection du lion de Saint-Marc aux heures difficiles, un trafic limité, voilà les avantages les plus clairs que les villes de la côte ont tiré de la domination vénitienne. Encore, pour calmer cette maîtresse ombrageuse, ont-elles dû se faire toutes petites et renoncer aux grandes ambitions. Sa mémoire vit toujours, mais elle n’est point aimée, parmi les Dalmates. La domination vénitienne n’est pas de celles qu’on regrette longtemps. Les traces que Venise a laissées sur la côte sont presque toujours des monumens de guerre et de plaisir, mais non d’utilité publique. Elle n’a presque rien fait pour le bien-être des populations : ni déblayé les voies romaines, ni creusé les anciens ports, ni rétabli les communications avec l’intérieur. Au contraire, sa politique consiste à diviser pour régner. Elle entretient la mésintelligence entre les villes et les campagnes ; et grâce à cet isolement systématique, les