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propagande religieuse, les ordres inexécutables qu’on lui envoie de Rome par des évêques remuans, dont l’ardeur fait bon marché des intérêts de l’état ; les conciles qui, sans mesurer les difficultés, interdisent le trafic avec les infidèles ou veulent entraîner Raguse dans la guerre contre les Turcs, ou bien encore lui donnent commission expresse de convertir les Serbes et les Bosniaques, c’est-à-dire d’achever, avec ses faibles moyens, ce que le roi de Hongrie, dans toute sa force, avait à peine commencé. Elle doit ensuite se défendre contre les Vénitiens, jaloux de cette sœur cadette : Venise lui fait une guerre acharnée, la soumet, l’enchaîne par des règlemens oppressifs, étouffe, autant qu’elle peut, son commerce, et ne peut cependant la détruire. Seule entre toutes les villes de la côte, Raguse tiendra tête à cette impérieuse voisine. Elle saura la combattre en l’admirant, devenir son émule et non pas son esclave. On entendra ces Slaves frottés d’Italien zézayer à la mode des lagunes. On verra les élégans de Raguse imiter l’air cavalier des patriciens de Venise, emprisonner leurs formes un peu épaisses dans des chausses étroites de couleurs écarlates, poser le bonnet à plume de coq sur une chevelure luxuriante, et, pareils à ces jeunes gens drus, fiers et délibérés des tableaux de Carpaccio, tenir d’une main leur livre et de l’autre la garde ciselée d’un poignard. Mais que la sérénissime république menace leurs privilèges : adieu le livre d’école et l’arme de luxe. Ils redeviennent Slaves et se défendent jusqu’à la mort. Après Venise, c’est le tour des grands états qui naissent, gagnent du terrain et bientôt vont toucher la mer. Les Louis d’Anjou, les Sigismond descendent en Dalmatie. Les Turcs, un peu plus tard, poussent devant eux la civilisation chrétienne. Si l’on pactise avec : l’infidèle, que dira le pape ? Que dira l’empereur ? Mais l’empereur est loin ; nulle part il n’atteint la Méditerranée ? Erreur ! Il se fait partout une conjuration des forts contre les faibles. Madrid conspire avec Vienne, et Charles-Quint venge les griefs, du roi de Hongrie. Encore une puissance à ménager. La pauvre barque, ragusaine doit se mettre à la remorque des galions ! espagnols, et, bon gré mal gré, payer les folies d’un Philippe II. Plus l’Europe se consolide, plus les forces rivales des grands états se rapprochent et menacent, de broyer au passage les cités de la côte, qui n’évitent Charybde que pour tomber dans Scylla.

Dans cette laborieuse carrière, Raguse se défend d’abord, par son esprit civique : au XIIIe siècle, un incendie ; détruit la moitié de la ville et tous les titres de propriété. Les citoyens se querellent, se noient dans des procès interminables et, finalement, parlent d’émigration. Mais le patricien Vukassovitch, dans une harangue digne de Thucydide, gourmande les cœurs faibles, relève les courages : soudain, les esprits populaires sont retournés. On se les représente,