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un peu bouffis, un peu pâles, mais présentant fièrement des profils de famille aussi authentiques que leur blason.

Et pendant qu’ils causent entre eux du passé, de l’avenir peut-être, dans la tour à claire-voie qui surplombe la place, un lansquenet de bronze sonne les heures sur une vieille cloche. Combien d’heures différentes le petit homme a laissé tomber de son marteau de fer dans l’éternité ! Jadis, il frappait à tour de bras, joyeusement, lorsque les citoyens s’assemblaient sur la place publique pour écouter un édit du Recteur, un firman de la Sublime-Porte ou la dernière bulle du Pape. Un jour, de néfaste mémoire, on l’a vu s’agiter dans sa lucarne, brandir sa masse d’armes à tort et à travers, mêler les quarts et les demies, puis tout à coup culbuter sur sa cloche : ce fut dans le grand tremblement de terre de 1667. Il s’est relevé pourtant, bien meurtri, bien fatigué. Depuis ce temps-là, il n’a plus sonné que de longues heures monotones. En bas, au pied de la tour, les fils de l’antique Raguse continuaient leur promenade et leurs devis. Seulement, à chaque tournant de siècle, ils étaient plus pâles, plus désœuvrés, plus insoucians des minutes qui tombaient goutte à goutte sur leur tête. Le jour, découpé naguère en parcelles si précieuses, lorsqu’il s’agissait d’équiper une flotte, de combattre Venise ou d’aider le Turc, coulait maintenant sans intérêt, comme l’eau glisse entre les doigts ; et cependant le cours du temps leur paraissait rapide, comme il arrive aux vieillards dont la décadence paisible ne connaît plus les mois ni les années. Une dernière fois, le marteau du petit homme a précipité ses coups. C’était en 1854, au moment de la guerre de Crimée. « Allons ! disait-il, levez-vous ! Courez au port ! renflouez vos vieilles coques de navires ! Naviguez, transportez pour le compte de vos anciens amis, les Français et les Turcs ! » Puis, de nouveau, tout est rentré dans le calme, et rien n’a plus troublé le sommeil léger de la ville.

Que de souvenirs, pourtant, renfermés dans cette étroite enceinte ! Quel magnifique essor, pour une aussi faible envergure ! On est stupéfait quand on se remémore les dangers qui environnaient cette frêle république : les pirates, pullulant sur les ruines de l’empire et redoutables jusqu’au milieu du XVIe siècle ; les incendies, la peste presque périodique ; les tremblemens de terre, plus imprévus encore et plus funestes. Joignez à ces maux les risques politiques, les tracasseries des petits princes de l’intérieur, qui entraînent la cité dans de misérables querelles, au moment même où elle étend au loin son influence et traite de plain-pied avec les plus grands souverains. Ces procès de mur mitoyen sont le ver rongeur des petits états. Puis ce sont les embarras de la