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profil familier du beffroi qui fait battre le cœur du marin. La main sur ses yeux, il regarde la ville grandir peu à peu. Dans la foule qui remplit les quais, il cherche à distinguer les tresses noires de sa femme, les mines barbouillées de ses marmots. Parfois un mouchoir s’agite derrière un store. Les objets deviennent plus nets, les fenêtres s’emplissent de visages sourians, le port s’anime. C’est un fouillis d’agrès et de voiles séchant au soleil, tandis qu’on cuisine, on dort, on chante, on aime, sur l’eau comme sur terre…

Est-ce l’effet du printemps ? est-ce le privilège d’une civilisation aimable sur un sol embaumé ? Je l’ignore. Mais il y a dans l’air et dans les gens je ne sais quoi de tendre, de suave et d’engageant qui vous transporte, vous enveloppe et vous pénètre. Le soir, lorsque nous débarquons à Gravosa, cela nous saisit d’abord, en respirant les bouffées qui s’échappent des jardins épanouis dans la fraîcheur nocturne. Sous les grands tilleuls, devant les remparts de Raguse, des couples enlacés circulent lentement parmi les feux follets des lanternes. Nous franchissons la poterne de la vieille ville. Il est tard ; et cependant une foule compacte, à la fois joyeuse et tranquille, se promène sur un corso minuscule, au reflet rougeâtre de primitifs réverbères. Sous ce beau ciel tiède, c’est un roulement continu des pieds sur les dalles, un bourdonnement de ruche, le murmure sonore de toute une ville qui bavarde en sourdine. Des yeux noirs vous regardent à la dérobée, des tailles cambrées disparaissent dans l’ombre des ruelles, et des fusées de rires vous partent on ne sait d’où, comme des pois fulminans qu’on jetterait sous vos pas. Et quel rire ! Point méchant, point moqueur : frais et cristallin, tout pareil à la chanson de l’eau sur les marbres des fontaines. Nous entendrons souvent les éclats de cette gaîté ; le matin, sur la place, lorsque quelque brune villageoise, court-vêtue, leste et brusque, passe en se pavanant devant une demi-douzaine de bellâtres désœuvrés, en vestons courts et pantalons collans ; ou bien dans les rues de la ville haute où chaque vieille fenêtre aux noires saillies a, pour égayer ses rides, une fille et un pot de fleur. La jeunesse fourmille dans ces antiques murailles. Il n’en faut pas beaucoup pour faire sortir toutes les têtes de leur trou. Un de mes amis fait cette expérience, de lancer en l’air un baiser au hasard dans la ruelle la plus silencieuse. Immédiatement, à ce bruit connu, vingt frimousses paraissent à tous les balcons, et c’est une cascade de rires qui, d’étage en étage, retombe en pluie de perles sur nos têtes. Ou bien l’on se met en route pour les sources de l’Ombla sous la conduite de deux jeunes batelières qui rament comme des galériens, tout en vous riant au nez de toutes leurs dents blanches et de leurs yeux verts. Le sexe fort fait une piètre figure, quand il est remorqué par le sexe faible.