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réalité que le dernier terme d’une décadence qui pendant trois siècles ne s’est pas arrêtée. J’ai besoin, pour le faire voir, d’entrer dans quelques détails techniques, que je prie le lecteur de me pardonner ; ils ne sont pas sans intérêt pour nous, puisque c’est de la décomposition du latin que notre langue est sortie.

Un siècle sépare à peine Tacite de Tite-Live ; et cependant les deux historiens ne parlent pas tout à fait la même langue. Celle de Tacite est toute pleine de termes et de tournures empruntés à la poésie ; la syntaxe y est profondément modifiée ; il emploie l’infinitif, les participes, le génitif et l’ablatif absolu d’une manière nouvelle. Entre Tacite et saint Augustin, il s’écoule près de deux cent cinquante ans. La route ayant été beaucoup plus longue qu’entre Tite-Live et Tacite, on comprend que les altérations de langage soient aussi bien plus considérables ; et, même quand on trouverait que le changement dépasse ce qu’il était naturel d’attendre en raison du temps écoulé, il ne faudrait pas être trop étonné : on sait que les décadences se précipitent par leur durée même, comme, dans la chute des corps, la vitesse augmente par la distance. Il était donc dans la nature des choses qu’en deux cent cinquante ans le latin changeât trois fois plus qu’il ne l’avait fait en un siècle, et ceux qui en témoignent quelque colère, ou même quelque surprise, qui en accusent uniquement certains écrivains ou certaines doctrines, au lieu de reconnaître que c’est le temps qui est le plus grand coupable, montrent bien qu’ils ignorent les lois qui président aux évolutions du langage.

On peut faire pourtant aux auteurs chrétiens deux reproches mérités. D’abord ils ont introduit un grand nombre de mots nouveaux, tirés du grec ou de l’hébreu, qui altèrent singulièrement la physionomie du vieux latin et lui donnent un air fort étrange. Il faut avouer qu’il leur était bien difficile de ne pas le faire. Une première fois le latin avait subi un assaut, quand il s’était agi d’introduire à Rome la philosophie grecque. Ce n’étaient pas seulement les préjugés nationaux, le respect des anciens usages, qui s’opposaient à la propagation des doctrines philosophiques, on peut dire que la langue elle-même y répugnait : on a remarqué combien elle est pauvre en termes abstraits ; les substantifs y sont rares, et les bons écrivains les remplacent le plus qu’ils peuvent par des formes verbales. C’est la langue d’un peuple jeune, actif, pratique, peu porté vers les spéculations de l’esprit, et chez qui la pensée cherche à se rendre visible et palpable. Aussi Lucrèce, lorsqu’il voulut exposer en vers le système d’Épicure, se plaignit-il amèrement des difficultés qu’il éprouvait,


Propter egestatem linguæ et rerum novitatem.