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panégyriques ; mais tout ou presque tout est perdu. Est-ce un hasard ? J’ai peine à le croire, et je soupçonne plutôt que rien n’a survécu, parce que rien ne méritait de vivre. En supposant qu’une mauvaise chance nous eut privés de tous les ouvrages qui furent composés alors, les noms des auteurs au moins se seraient conservés. Or, à l’exception de quelques grammairiens et de quelques jurisconsultes, aucun nom illustre n’est arrivé jusqu’à nous. Quelles que soient les causes de cette éclipse subite, en pleine civilisation, dont il n’y a peut-être pas d’autre exemple dans l’histoire littéraire, il est difficile d’en accuser le christianisme, qui n’avait encore qu’une assez médiocre importance. Au contraire, c’est le christianisme qui fait seul quelque figure au milieu de cette décadence. Les meilleurs écrivains du temps, les seuls dont le souvenir n’ait pas péri, sont ses apologistes, Tertullien, Minucius Félix, et les autres, qui étaient des lettrés fort habiles en même temps que des penseurs subtils et vigoureux. C’est grâce à eux que cette chaîne de grands esprits, qui va depuis les guerres puniques jusqu’à la fin de l’empire, ne se trouve pas subitement rompue, et qu’il reste encore quelques écrivains distingués dans ce désert qu’on traverse de Marc-Aurèle à Dioclétien.

Mais voici un phénomène plus singulier. Tout d’un coup, ce désert commence à se repeupler. Avec la sécurité qui revient, les lettres se raniment. Dès le règne de Constantin, les écrivains en prose et en vers deviennent plus nombreux, et bientôt un grand siècle littéraire commence. On a le droit de l’appeler ainsi, non-seulement quand on l’oppose à la stérilité de l’époque d’où il sort, mais lorsqu’on songe qu’il a produit des poètes comme Ausone et Paulin de Noles, comme Prudence et Claudien ; des polygraphes comme Symmaque et saint Jérôme, des orateurs comme saint Ambroise et saint Augustin. Je ne crois pas possible de nier que cette renaissance, comme l’appelle justement Niebuhr, ne soit due en partie au christianisme et à l’élan qu’il a donné aux esprits et aux âmes. Ce qui est remarquable, c’est que tout le monde en a profité ; les lettres profanes sont en progrès comme les lettres sacrées ; c’est un réveil de la littérature entière.

Dans cet éclat, il reste toujours un point obscur. La langue que parle cette littérature renouvelée n’est plus tout à fait la même qu’autrefois, elle se sert d’un latin fort altéré, par moment barbare. Ici, la responsabilité du christianisme paraît moins douteuse, il faut bien le reconnaître, mais il n’est pas le seul coupable. Le latin s’est décomposé peu à peu, et par degrés. Lorsqu’on rétablit les intermédiaires, au lieu de passer sans transition d’une extrémité à l’autre, on devient plus juste pour les écrivains ecclésiastiques, et l’on est moins tenté de faire tout retomber sur eux. Ils ne sont en