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des menaces de la fortune. Car, bien que le malheur puisse dissoudre et dissolve en effet souvent les affections basses, déréglées, dissolues et sans fondement, cependant il n’a pas de pouvoir sur celles qui sont unies par le mérite, la justice, la gratitude, le devoir, la fidélité et autres sentimens semblables… Ceux que distingue mon affection, je les aime extraordinairement et avec constance, non cependant follement, mais avec sobriété et attention, non pas en m’accrochant à eux comme un ennui, mais en veillant sur eux comme une servante. Cette affection ne prend racine que là où elle trouve ou croit trouver du mérite, et où les lois divines et morales me permettent de la donner. Cependant, je trouve cette passion tellement pénible que c’est le seul tourment de ma vie, car telle est la crainte que je ressens pour eux des méchans hasards de la mauvaise fortune, des accidens, de la maladie ou de la mort, que je ne suis jamais entièrement en repos.


Nous avons donné à cet amour le nom que la duchesse[1] veut qu’on lui donne, mais nous ne pouvons pas ne pas remarquer que les sentimens que nous venons de lui entendre exprimer seraient pour satisfaire le cœur le plus exigeant et qu’ils ne diffèrent en rien de ceux que la passion met en branle. Il est probable que la duchesse, dans la parfaite innocence de son cœur, s’est donné le change à elle-même sur la nature de ses sentimens et qu’elle a ignoré le nom qui était réellement le leur. Elle croit que son amour diffère des autres, parce qu’il s’est attaché au mérite plutôt qu’au titre ou à la personne, et elle ne réfléchit pas que la porte par laquelle l’amour entre dans l’âme importe peu, pourvu qu’une fois entré il occupe l’âme tout entière, et c’est justement ce qui lui était arrivé. Sur presque tous les points, elle fut un produit et une victime de l’éducation noble, et nous en avons ici une nouvelle preuve. On lui a tant dit et répété depuis l’enfance que l’amour dans les hautes conditions ne devait s’attacher qu’aux qualités morales, qu’elle croirait déroger si elle pensait autrement. Naïvement elle s’est fait accroire que son affection pour son mari était un amour d’estime, la vérité est qu’elle en raffolait, et que, par conséquent, elle connut cet amour amoureux qu’elle se flattait d’ignorer, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. A chaque instant, dès qu’il est question de son mari, elle trouve des mots, des accens, des élans où éclate la passion la plus vraie. — « Je ne m’ennuie pas d’être seule, pourvu que je sois près de mon seigneur et que je sache qu’il est en bonnes conditions, » dit-elle en parlant de son

  1. Pour éviter l’inconvénient de changer de titres, nous donnerons aux Newcastle, sans distinction d’époque, le dernier et le plus haut qu’ils aient porté ; mais il est bien entendu que Marguerite Lucas n’était que marquise pendant toute la période de l’exil. Newcastle fut créé duc en 1665 seulement.