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jeunes, les mêmes respects qu’ils lui rendaient à elle-même, car elle ne souffrait pas qu’ils fussent sans gêne devant nous ou qu’ils prissent empire sur nous, ce que tous les vulgaires serviteurs sont enclins à faire, et ce qu’on leur laisse parfois tolérance de faire. Elle ne permit jamais que les domestiques mâles lissent compagnie avec les bonnes dans la nursery, de crainte que leur grossière façon de faire l’amour ne leur fît commettre des actions inconvenantes ou prononcer de vilains mots en présence de ses enfans, sachant que la jeunesse est apte à gagner infection par les mauvais exemples, faute de raison pour distinguer le bien du mal. Il ne nous était pas davantage permis d’avoir avec les bas serviteurs familiarité ou conversation ; toutefois, elle nous avait instruits à nous comporter avec eux avec une humble civilité, comme elle les avait dressés envers nous à une déférence respectueuse. Ce n’est pas parce qu’ils étaient serviteurs que nous étions si réservés, car nombre de nobles personnes sont forcées de servir par nécessité, mais parce que les serviteurs d’ordre vulgaire sont aussi mal élevés que bassement nés, et donnent aux enfans de mauvais exemples et de pires conseils.


Lady Lucas garda jusqu’à sa mort ce gouvernement domestique qu’elle exerçait avec une si judicieuse autorité. Quelquefois elle faisait mine de vouloir s’en décharger sur son fils aîné, prétextant que c’était trop d’occupations et de fatigue pour elle ; mais ces velléités de retraite n’étaient que feintes, comme sa fille nous le laisse entendre assez clairement. La famille se trouva bien de cette direction ennemie du coulage, qui faisait régner chez elle l’abondance avec l’ordre. « Nous ne menions pas une vie de noces et festins, car une telle vie, même dans les cours des rois et les palais des princes, amène la ruine sans plaisir ni contentement,.. en sorte qu’avant les guerres, loin d’être endettés, nous étions toujours en avance, achetant tout au comptant, non à crédit. » N’allez imaginer, cependant, aucune application anticipée de la grise science du bonhomme Richard ; ce talent d’ordonner les dépenses, fondé sur des principes et conduit par des habitudes tout aristocratiques, visait beaucoup moins à l’économie générale qu’au maintien et, s’il se pouvait, à l’accroissement du superflu, de manière à permettre aux enfans la satisfaction de leurs goûts, plaisirs préférés et caprices même, plutôt qu’à grossir leurs dots particulières. Ils furent donc élevés aussi richement que le comportaient leur naissance et leur fortune, sans prodigalité mais sans lésine, avec une juste mais large dépense, « de crainte, dit la duchesse, que trop de parcimonie n’engendrât chez nous des vices de rapine, de viles pensées et de basses actions. »

Nous manquons de renseignemens pour dire jusqu’à quel point