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groupemens tout faits et qui étaient l’œuvre accumulée de dix siècles, des noms historiques et puissans dont chacun remuait des milliers de cœurs et associait des milliers de volontés, des centres de collaboration spontanée, des foyers encore chauds de générosité, de zèle et de dévoûment, une école pratique de haute éducation politique, un beau théâtre offert aux talens disponibles, une belle carrière ouverte aux ambitions légitimes, bref la petite patrie dont le culte instinctif est un premier pas hors de l’égoïsme et un acheminement vers le culte réfléchi de la grande patrie. Découpés par des ciseaux de géomètre et désignés par un nom géographique tout neuf, les morceaux de la province ne sont plus que des agglomérations factices d’habitans juxtaposés ; ces assemblages humains n’ont pas d’âme ; et, pendant vingt ans, le législateur oublie de leur communiquer le semblant d’âme, la qualité juridique dont il dispose ; c’est en 1811 seulement que les départemens deviennent propriétaires et personnes civiles ; au reste l’État ne leur confère cette dignité que pour se décharger et les charger, pour leur imposer des dépenses dont beaucoup ne les regardent pas et le regardent, pour leur faire payer à sa place l’entretien coûteux de ses prisons, de ses casernes de gendarmerie, de ses palais de justice, de ses hôtels de préfecture ; même à cette date tardive, ils ne sont pas encore, aux yeux des jurisconsultes et devant le conseil d’État, des propriétaires incontestés, des personnes parfaites[1] ; cette qualité plénière ne leur sera donnée que par la loi de 1838. — Voici donc partout sur les 27,000 lieues carrées du territoire, au département et à la commune, la société locale qui avorte ; elle n’est qu’une créature de la loi, un encadrement artificiel de voisins qui ne se sentent pas liés et incorporés par le voisinage ; pour que leur société fût viable et vivace, il faudrait qu’à la commune et au département ils eussent dans le cœur et dans l’esprit cette pensée qu’ils n’ont plus : « Nous sommes ensemble, dans le même bateau ; le bateau est à nous, et nous en sommes l’équipage. Nous voici tous pour le manœuvrer nous-mêmes, de nos mains, chacun à son rang, dans son poste, avec sa part, petite ou grande, dans la manœuvre. »


H. TAINE.

  1. Aucoc, ib., §§ 55, 135.