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marché, sans défaillance ni chômage prolongé comme tout à l’heure sous la République, sans extorsions et froissemens comme au temps de l’ancien régime. Elle marche toute seule, presque sans le concours des intéressés, et, à leurs yeux, ce n’est pas là son moindre mérite ; avec elle, point de tracas, de responsabilité, point d’élections à faire, de discussions à soutenir, de résolutions à prendre ; rien qu’une note à payer, non pas même une note distincte, mais un surplus de centimes ajoutés à chaque franc et inclus avec le principal dans la cote annuelle. Tel un propriétaire oisif, à qui ses intendans formalistes, minutieux et un peu lents, mais ponctuels et capables, épargnent le soin de gérer son bien ; dans un accès de mauvaise humeur, il pourra congédier l’intendant en chef ; mais, s’il change les régisseurs de son domaine, il n’en changera pas le régime ; il y est trop accoutumé, sa paresse en a besoin ; il n’est pas tenté de se donner des soucis et de la peine, ni préparé à devenir son propre intendant.

Bien pis, dans le cas présent, le maître a oublié que son domaine lui appartient, il n’est pas même sûr d’avoir un domaine ; il a perdu conscience de lui-même, il se souvient à peine qu’il est un individu. Large ou étroite, département ou commune, la société locale ne sent plus qu’elle est un corps naturel, composé de membres involontairement solidaires ; ce sentiment, affaibli déjà et languissant à la fin de l’ancien régime, a péri chez elle sous les coups multipliés de la Révolution et sous la compression prolongée de l’Empire ; depuis vingt-cinq ans, elle a trop pâti ; elle a été trop arbitrairement fabriquée ou mutilée, trop souvent refondue, défaite et refaite. — Dans la commune, tout a été bouleversé à plusieurs reprises, la circonscription territoriale, le régime interne et externe, la propriété collective. Aux 44,000 municipalités improvisées par la Constituante ont succédé, sous le Directoire, 6,000 ou 7,000 municipalités de canton, sorte de syndicats locaux, représentés dans chaque commune par un agent subalterne, puis, sous le Consulat, 36,000 communes distinctes et définitives. Souveraines au début par l’imprévoyance et l’abdication de la Constituante, les communes sont devenues, sous la main de la Convention, des sujettes tremblantes, livrées à la brutalité des pachas ambulans et des agas résidens que la tyrannie jacobine leur imposait ; puis, sous l’Empire, des administrées dociles, régies d’en haut et correctement, mais sans autorité chez elles, partant indifférentes à leurs propres affaires et dépourvues d’esprit public. D’autres atteintes plus graves les ont blessées encore plus à vif et plus à fond. Sur un décret de la Législative, en toute commune où le tiers des habitans demandait le partage des biens communaux, la commune a été dépouillée et