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conduire. Ce gouvernement qu’elle a perdu, comme Pierre Schlemihl avait perdu son ombre, et qu’elle cherche depuis longtemps, elle ne l’a peut-être pas retrouvé dans cette dernière crise où a disparu, au moins en partie, un ministère, d’où est sorti un autre ministère, plutôt métamorphosé et rajusté que réellement nouveau.

A dire vrai, cette crise ministérielle française, qui s’est un peu perdue dans le tourbillon européen, était devenue inévitable. On la prévoyait, on ne pouvait avoir un doute que sur l’heure où elle éclaterait et sur la manière dont elle serait dénouée. Elle existait moralement depuis trois mois, bien sûrement depuis la retraite du ministre de l’intérieur, M. Constans, qui avait hâte de quitter une maison en ruine. Le chef du cabinet, M. Tirard, pouvait seul se faire illusion sur la mesure de son autorité et croire qu’il allait prolonger son existence ministérielle en payant rançon à l’esprit de parti par le choix d’un nouveau ministre de l’intérieur radical. M. Tirard, dans son ingénuité, n’a pas compris que depuis longtemps on ne lui demandait que de s’en aller. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il est tombé justement dans une discussion où il avait la raison pour lui, où il défendait les traditions extérieures de la France, — et, ce qu’il y a de plus bizarre encore, c’est qu’il est tombé devant un vote du sénat, qu’on aurait pu croire plus disposé à la mesure dans le jugement d’une question de diplomatie commerciale des plus compliquées. La vérité est que, dans cette affaire du traité de commerce avec l’empire ottoman qui était agitée l’autre jour au Luxembourg, et qui a décidé la chute du dernier cabinet, M. Tirard, M. Spuller, se montraient fidèles aux intérêts supérieurs du pays en prolongeant, par une interprétation libérale, le régime de la nation la plus favorisée pour la Turquie. C’est une justice à leur rendre, ils sentaient le danger de compromettre des relations séculaires pour une question de douane, de toucher à tout un ensemble de transactions qui sont pour ainsi dire inséparables, qui sont comme la sanction persévérante des anciennes capitulations, qui résument le passé, les droits, les privilèges de la France dans les Échelles du Levant. Les sénateurs, quant à eux, n’ont voulu voir qu’une affaire de tarifs là où il y avait une sérieuse affaire politique ; ils ont cru que, puisque le dernier traité de commerce avec la Porte venait d’expirer, il fallait se hâter d’en profiter, que le plus pressé était de sauver les vins de l’Aude et de l’Hérault en supprimant la concurrence des raisins secs de Turquie par l’application du tarif général. On ne peut s’y tromper, cette discussion sénatoriale de l’autre jour a été, ni plus ni moins, un mouvement offensif de cet esprit de protectionnisme ardent, implacable, qui règne visiblement dans nos chambres et qui, si l’on n’y prend pas garde, menace de compromettre par ses excès tout notre système commercial. Le ministère s’est trouvé sur le chemin, — il a été culbute pour les raisins secs ! Seulement il est bien clair que ce n’est là qu’un