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l’autre soir, au Théâtre-Libre ; plus d’Italiennes de la renaissance, de chevaliers ou de soudards du temps de Louis XII, comme dans Amour, de M. Léon Hennique. Mais des paysans, comme dans le Maître, de M. Jean Jullien, mais des personnages comme ceux de l’École des veufs ou de Grand’ Mère, de M. George Ancey, — j’entends dont la condition soit plus approchée de la nôtre, et qui ne diffèrent sensiblement ni de ceux de l’orchestre, ni de ceux du « paradis. » A la vérité, ce sont les plus difficiles à faire marcher, à faire parler, à faire vivre sur la scène. On n’a pas, avec eux, la ressource de mettre au moins dans le décor l’intérêt qu’ils n’offrent pas eux-mêmes. Leurs costumes seront les nôtres. Mais, si c’est affaire au roman, — qui s’en est d’ailleurs assez mal acquitté jusqu’ici, — que d’étudier les « conditions » ou les « états, » le magistrat ou le prêtre, le militaire ou le professeur, l’ingénieur ou le financier, l’industriel ou le commerçant, tel n’est point l’objet du théâtre. Il ne s’adresse point à des curieux, mais à la foule, et ce qu’il faut qu’il touche, qu’il intéresse, et qu’il remue, c’est l’âme commune des foules. Parmi les moyens de n’y pas réussir, il y en a plusieurs autres, mais il n’y en a pas de plus sûr que de mettre à la scène des sujets singuliers ; et, conséquemment, on peut dire qu’il n’y en a pas de moins dramatique.

Ce qui ne paraît pas moins nécessaire que la vérité de l’observation, c’est la clarté du sujet ; et, malheureusement, presque dans toutes ses pièces : Monsieur Betsy, Amour, Ménages d’artistes, le Maître ou Grand’ Mère, rien n’est plus obscur ou plus douteux que l’intention des auteurs. Veulent-ils nous faire rire ? Veulent-ils nous faire penser ? Veulent-ils nous faire pleurer peut-être ? Je n’en sais rien ; et, s’il faut être franc, je crains qu’ils ne le sachent pas eux-mêmes. Qu’est-ce que cette histoire que M. Léon Hennique, l’auteur d’amour, nous contait donc à l’Odéon l’autre soir ? Un chevalier français épouse une Vénitienne dont on vient, au lendemain du sac de Brescia, de décapiter le père. Elle trompe ce brave homme avec son propre frère. Il les chasse tous les deux. Et voici que, par un soir d’hiver, s’introduisant dans ce château où ils se sont passionnément aimés, ils assassinent leur mari et leur frère. Si je la lisais dans Marguerite ou dans Bandello, cette histoire m’intéresserait peut-être, sans compter qu’à cette occasion, ni l’un ni l’autre, mais surtout Marguerite, ils n’oublieraient de moraliser et, en moralisant, de m’instruire de leur intention. Mais à l’Odéon, je n’ai pas pu discerner ce que M. Hennique pouvait bien avoir voulu faire ? Est-ce un tableau de mœurs, un drame historique ? Est-ce un drame de passion, une étude psychologique ? Est-ce peut-être un drame symbolique ? Je l’ignore. On n’y voit pas. Bien loin de s’expliquer, comme il faudrait, les uns les autres, les actes, et dans chaque acte les scènes, se succèdent sans raison nécessaire, ou seulement