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« machine » n’est du théâtre qu’autant qu’elle répond à des conditions définies.

N’est-ce pas un peu ce qu’oublient les jeunes gens ? Et, tout d’abord, comme aux romanciers naturalistes, leurs maîtres, ne peut-on pas leur reprocher qu’ils manquent d’une certaine franchise ou probité d’observation ? Voici, par exemple, Monsieur Betsy, de MM. Paul Alexis et Oscar Méténier ; — puisque aussi bien M. Paul Alexis, quoique ses débuts remontent à plus de dix ans, est encore et toujours « un jeune. » — Si vous la prenez comme un vaudeville, je veux dire comme une fantaisie dans le genre de Feu Toupinel ou de Paris fin de siècle, la pièce, quoique d’ailleurs assez mal faite sans art et sans adresse, est assez amusante. Je crois, au surplus, l’avoir fait jadis observer : il y a dans tout naturaliste un vaudevilliste qui sommeille, ou plutôt qui s’ignore. Mais si vous la prenez peut-être pour une étude de mœurs, alors le sujet en est parfaitement répugnant ; et, de plus, nous qui ne connaissons point les mœurs qu’on y prétend peindre, je me plains qu’on nous ôte, pour commencer, les moyens de vérifier la justesse de l’observation. Est-il dans la vérité qu’une écuyère de cirque, une étoile, à qui l’on donne cinquante ou soixante mille francs d’appointemens par an, ayant besoin d’un mari, le prenne au hasard parmi les garçons du café voisin, avec autant de facilité qu’elle ferait d’un bock ? Je n’en sais rien ; et il me semble, à moi, que cela n’est pas dans la vérité humaine ; mais peut-être que cela est dans la vérité du cirque. Ce que je dis seulement, c’est que l’observation manque ici de la preuve de sa vérité ; c’est qu’ainsi restreinte à un monde spécial, elle manque également de largeur ; c’est enfin qu’elle ne manque pas moins de franchise. Car, si c’est le « ménage à trois » que vous avez voulu peindre, que signifient ces oripeaux ? pourquoi les bottes à l’écuyère de Mlle Rêjane ? et que nous veulent tous ces détails qui, bien loin d’étendre la portée de l’observation, ne peuvent, au contraire, que la diminuer ? C’est du romantisme encore que ce naturalisme-là ! A moins qu’effrayé vous-même de la nature de votre observation, vous ne l’ayez déguisée pour la faire passer ? Et n’est-ce pas un signe, en ce cas, qu’en dehors du milieu où vous l’avez prise, vous ne sauriez vous porter garans de sa justesse et de son exactitude ?

J’insiste sur ce point. Comme le théâtre est un lieu public, et, comme le plaisir qu’on y prend, on l’y prend en commun, il faut que l’observation y soit large, y soit générale. Mais, à plus forte raison, si l’on veut qu’il soit une imitation suffisamment exacte de la vie, devra-t-on renoncer à nous montrer sur la scène des personnages d’exception. Plus d’écuyères de cirque, comme dans Monsieur Betsy ; plus de forçats, comme dans les Deux Tourtereaux, du même M. Paul Alexis ; plus de Ménages d’artistes, comme M. Eugène Brieux nous en montrait,