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l’art dramatique de certaines contraintes, il faut encore être avec eux. Ni la littérature ni l’art, quoi que l’on en dise quelquefois, ne sont en effet incapables de quelque progrès ou de quelque perfectionnement, au moins dans leurs procédés matériels ; et on en pourrait donner de mémorables exemples. C’est ainsi que la reconnaissance, dont nos tragiques du XVIIIe siècle, sur la foi d’Aristote, et depuis eux nos romantiques, ont abusé sans mesure, est devenue de nos jours un moyen uniquement ou exclusivement propre au mélodrame. Ce n’est plus qu’au théâtre de l’Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin qu’un personnage, pris pour un autre pendant quatre actes, reconnaît, au cinquième, sa fille dans sa victime, ou son père dans son assassin. De même encore, la méprise ou le quiproquo, — que Molière lui-même, dans l’École des femmes, et Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, n’ont pourtant pas dédaigné d’employer, — est devenue de nos jours le moyen ordinaire et à peu près constant du vaudeville. Ce n’est plus que sur la scène du Palais-Royal ou des Variétés que l’on prend encore un accordeur de pianos pour un ministre plénipotentiaire, ou la fausse Mme Toupinel pour la vraie. Non pas précisément que ces moyens ne puissent encore quelquefois réussir ; mais enfin, ils sont ce que l’on appelle aujourd’hui démodés, pour l’espèce de facilité courante qu’il y a de s’en servir, et pour la vulgarité de l’emploi qu’on en a fait. Est-ce un progrès d’ailleurs ? Oui, sans doute, si la part de la convention et de l’artifice en est d’autant réduite, si l’abandon de ces procédés a pour effet d’approcher l’art d’une imitation plus fidèle de la vie. C’est un mouvement ; c’est un changement, en tout cas ; et je ne vois pas trop à quel titre on le condamnerait.

Mais toutes les conventions sont-elles également vaines ? et quand les jeunes gens nous parlent aujourd’hui de mettre la vie tout entière, et telle quelle, sur la scène, cela signifie-t-il, peut-être, à leur avis, que l’art du théâtre n’a, ni règles qui le limitent, ni lois qui le définissent, ni principes enfin qui le guident ? Les romanciers aussi le disaient de leur art, il y a quinze ou vingt ans ; et, pour voir comme ils s’y sont tenus, à cette unique loi, qui serait qu’il n’y a plus de lois, lisez la Terre, lisez la Bête humaine, où vous trouverez en cinq cents pages plus d’événemens entassés que dans la légende entière des Atrides. Mais ne parlons pas de « règles, » si ce mot offusque quelqu’un, et puisque d’ailleurs il ne peut servir qu’à perpétuer un long malentendu. Disons au contraire qu’il n’y a pas de « règles » du théâtre, pas plus qu’il n’y en a, si l’on veut, de l’art de parler ou d’écrire. Seulement, si l’on n’est un écrivain ou un orateur qu’à de certaines conditions, c’est-à-dire s’il y a, je ne dis point une « idée, » mais une « définition » de l’éloquence ou du style, — et qui peut douter qu’il y en ait une ? — c’est ainsi qu’en prose ou qu’en vers, qu’en cinq actes, en trois actes ou en un, triste ou gaie, naturaliste ou idéaliste, une