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s’aliéner ceux qui les ont précédés dans la vie. Ils n’exigent pas seulement de nous des applaudissemens ou des louanges ; ils veulent des abjurations solennelles ; ils nous somment de reconnaître avec eux qu’il n’y a qu’un comédien dans Paris, — c’est Antoine ; et qu’il n’y a qu’un auteur, — c’est M. Léon Hennique, à moins que ce ne soit M. Jean Jullien, ou encore M. George Ancey. Ce qu’il y a d’ailleurs de plus irritant dans ce dédain de leurs aînés, c’est ce qu’il trahit chez les jeunes gens d’étrange confiance en eux-mêmes. Quoi qu’ils aient voulu faire, on dirait qu’ils le prennent pour fait, comme si toute la difficulté de l’art n’était pas là, précisément, dans la difficulté même de faire ce que l’on voudrait ! On a une idée, et l’on sait, ou l’on croit savoir, on entrevoit plutôt comment il faudrait la traduire, par quels mots il faudrait l’exprimer, et on ne les trouve point, et ceux qu’on réussit à trouver ne rendent que la moitié de ce qu’on voudrait dire, quand encore ils n’en sont pas la caricature ou l’involontaire parodie. Nos jeunes gens, pour eux, ne connaissent point ces doutes ni ces angoisses. Comme les choses leur viennent, elles leur semblent bonnes ; puisqu’elles sont leurs ; et qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que, de se conformer aux lois élémentaires de leur art, ils y voient une abdication de leur personne, une concession aux préjugés, une complaisance, une lâcheté. Aussi faut-il les entendre parler de ceux qui leur disent que leurs pièces ne sont point « faites, » ou que leurs romans sont « mal écrits. » Mal écrits ? Est-ce que quelqu’un aurait la prétention d’apprendre le français à l’auteur du Termite ? et point faites ? leurs pièces ? Ah ! les prenez-vous donc pour l’auteur d’une Chaîne ou d’Adrienne Lecouvreur ? Qu’on les ramène plutôt à Poinsinet de Sivry, l’auteur du Cercle, ou à Fagan, celui des Originaux. — Si je parle ici des Originaux, c’est que, comme on le sait, la Comédie française les a récemment exhumés de l’oubli pour que M. Coquelin, dans cinq rôles différens, avant de partir pour l’Amérique, nous fît sentir tous les regrets de sa perte.

Ce n’est pas, au surplus, que les jeunes gens aient tout à fait tort ; et on est tenté d’incliner vers eux, quand on voit ce que la plupart des théâtres nous donnent. Je ne voudrais détourner personne d’aller voir Paris fin de siècle au Gymnase, ou Feu Toupinel au Vaudeville. Bien au contraire ! et s’il n’est question que de rire, allez au Vaudeville et allez au Gymnase. Feu Toupinel, surtout, vous amusera presque autant que les Surprises du divorce. C’est le vaudeville classique ; ou plutôt, non, c’est le vaudeville contemporain, le vaudeville mathématique, si je puis ainsi dire. Étant donné que Toupinel, en son vivant, comme le courrier de Strasbourg, avait deux femmes : l’une à Paris, la légitime, et l’autre à Toulouse, la préférée, si l’on suppose, maintenant, que la première s’étant remariée, les amis de son nouvel époux, M. Duperron, la prennent pour la seconde, il est question de trouver des moyens