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les bienfaits, et c’est la verge à la main qu’il entendait faire le bonheur du peuple.

Il avait recommandé sa méthode à Guillaume Ier, qui l’avait comprise et goûtée. Il a rencontré plus d’opposition dans Guillaume II. Le jeune souverain se fait une si noble idée de la mission des rois, du secours qu’ils reçoivent d’en haut, qu’il leur attribue le pouvoir de désarmer par des moyens doux les rébellions et les passions perverses. La souveraineté, telle qu’il la comprend, ressemble à ce Dieu de Platon, qui comme un aimant attire invinciblement à lui par une secrète influence les actions et les pensées de toutes les créatures, lesquelles reconnaissent en lui leur fin suprême. Guillaume II aime à parler, et il croit à la puissance magique de sa parole. Depuis quelque temps déjà, il avait condamné dans son cœur les lois d’exception contre les socialistes. Il a dit un jour, paraît-il, « que des lois si rigoureuses ne sont bonnes que si on ne compte qu’avec les mauvais élémens sociaux, que mieux vaut compter sur le concours empressé de la partie honnête de la nation, et que la confiance qu’on accorde est le gage de celle qu’on réclame. » M. de Bismarck l’accusait sans doute d’avoir l’esprit chimérique, de se bercer d’illusions, de prendre ses rêves pour des réalités, et toute utopie lui fait pitié. On prétend qu’il n’attendait rien de bon de la conférence internationale, qu’il en a parlé plus d’une fois sur un ton cavalier, qu’il a même agi secrètement pour la faire avorter, et que l’empereur l’a su. On ne doit pas s’étonner que la nation ait pris parti pour le souverain contre le ministre. Rassasiée de politique réaliste, elle a cru trouver un peu d’idéalisme dans son nouveau maître, et cette rosée tombant dans son désert lui a paru bonne à boire. Elle était lasse de la verge de fer ; au risque de se préparer des repentirs, il lui plaît de croire quelque temps à la vertu miraculeuse de la baguette des magiciens, qui fait jaillir l’eau du rocher.

Dans sa politique étrangère, M. de Bismarck a montré souvent autant de souplesse que de modération relative. Plus d’une fois il s’est donné l’air de consulter quand il pouvait commander. Il s’abstenait de toute provocation inutile, il évitait d’offenser et de blesser. Il a eu quelques ménagemens pour ses voisins, même pour ceux qu’il aimait le moins. Dans les incidens survenus sur notre frontière, il a paru accommodant, il est allé au-devant de nos justes réclamations. Dans son démêlé avec l’Espagne, il a réclamé l’arbitrage du Saint-Père et s’est soumis à la sentence d’un juge sans états et sans armée. Mais dans sa politique intérieure, il n’a ménagé personne, ni senti le besoin de sauver les apparences, de faire accepter son pouvoir exorbitant en mettant quelque grâce dans ses procédés, en conciliant l’air de grandeur avec les égards. Il a ressemblé à ces gens qui, courtois envers les étrangers, sont des tyrans domestiques, traitent leurs proches de haut en bas, les désobligent par la rudesse de leur humeur et remplissent leur