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Les alliés avec lesquels il avait fait campagne, qui s’étaient compromis pour lui, qui pensaient avoir acquis des titres à sa reconnaissance et à sa fidélité, tombaient dans sa disgrâce ou dans son mépris et n’étaient plus qu’une quantité négligeable le jour où la fortune du scrutin leur était contraire ; les abandonnant à leur triste destinée, il faisait des propositions à ses ennemis de la veille. On l’a vu jadis, après avoir rudement malmené l’église, renoncer du jour au lendemain au kulturkampf et se réconcilier avec le centre catholique, en qui il cherchait son appui pour faire triompher sa politique douanière. Cette année, les partis du cartel, qui se réclamaient de lui, ont éprouvé de grands mécomptes électoraux, et il a vu le parti du centre catholique revenir de la bataille plus nombreux, plus compact que jamais. Il y a quelques jours à peine, il proposait un marché à M. Windthorst, et à la vive satisfaction des libéraux nationaux, l’empereur y a mis bon ordre. « Les services rendus, disait la Gazette de Cologne, ne suffiraient pas pour faire accepter à la nation une politique clérico-conservatrice ; le génie du peuple allemand se voilerait la tête. » Si les progressistes, à qui l’ex-chancelier prodiguait les sarcasmes et les mépris, ont bruyamment applaudi à sa chute, si M. Eugène Richter respire à l’aise et fait éclater sa joie, faut-il s’étonner que les libéraux nationaux n’aient ressenti qu’un faible chagrin en perdant un patron qui leur faisait payer très cher ses faveurs intermittentes et leur tournait le dos quand ils étaient malheureux ? M. de Bismarck a toujours considéré le malheur comme un vice rédhibitoire, ou comme une tache, ou comme une maladie contagieuse.

Les grands politiques réalistes ne professent qu’une médiocre estime pour la nature humaine, et ils sont peu enclins à l’optimisme. M. de Bismarck s’est vanté souvent d’être un bon chrétien ; il l’est surtout par sa foi profonde et immuable dans la déchéance et la corruption originelle de l’homme. Il regarde les peuples comme de méchans animaux, qui demandent à être sans cesse surveillés, contenus, matés, et dont les instincts pervers ne peuvent être comprimés que par l’action mystérieuse de la grâce et par la puissance coercitive des gouvernemens. Le chancelier de l’empire avait une trop haute intelligence pour concevoir la politique conservatrice à la façon de M. de Metternich et pour vouloir condamner le monde à l’immobilité ou au piétinement sur place. Résolu à ne rien concéder au libéralisme, à n’octroyer aux chambres aucun droit dangereux, il a reconnu la nécessité de faire quelque chose pour les déshérités, pour les classes travailleuses et souffrantes. Mais son socialisme d’État était fort autoritaire, et dans le même temps qu’il s’occupait d’améliorer le sort des ouvriers, il proposait et faisait voter des lois de rigueur, des mesures d’exception contre la démocratie sociale. Les menaces accompagnaient