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la paix du monde, disait-il ; si vous la troublez, si vous dérangez mes savantes combinaisons, je n’entends pas répondre des conséquences, et je m’en vais. » C’était sa politique étrangère qui était en jeu, et cette politique s’est fait agréer de toute l’Allemagne. Après avoir agrandi la Prusse par des conquêtes et fondé l’unité allemande, M. de Bismarck ne s’est plus occupé que de conserver à son pays les glorieux avantages que lui avaient procurés son habileté et son audace, et il a employé son guerroyant génie à maintenir le statu quo envers et contre tous. Ses vues s’accordaient pleinement avec les désirs de la nation, qui, résolue à garder tout ce qu’elle a acquis sans en rien abandonner, est disposée aussi à ne pas courir de nouvelles aventures et à jouir en paix de sa gloire et de son bonheur.

Si c’était un dissentiment sur la politique étrangère qui eût causé la rupture du souverain avec son grand ministre, l’Allemagne se serait émue sans doute autant qu’il y a deux ans. Mais l’empereur a protesté plus d’une fois de ses intentions pacifiques, et le dissentiment n’a porté, en apparence du moins, que sur la politique intérieure. Guillaume II et M. de Bismarck n’avaient pas la même façon d’envisager la question sociale, ils ne s’entendaient pas sur la conduite à tenir avec les partis, sur la méthode à suivre pour procurer au gouvernement une majorité parlementaire. Or dans les dernières élections, l’Allemagne a condamné la politique intérieure du chancelier. Les partis qu’il patronnait ont essuyé de cruelles défaites, ceux qu’il frappait d’anathème ont obtenu d’éclatans succès. L’heure et l’occasion ont paru bonnes au jeune empereur pour reconquérir sa liberté. Sous le règne si court de l’empereur Frédéric, la nation s’était prononcée pour le ministre contre le souverain ; aujourd’hui, elle se prononce pour le souverain, et tout en se réservant le bénéfice d’inventaire, elle ne demande pas mieux que de lui donner carte blanche. La vieille pièce qu’on jouait devant elle depuis vingt ans lui paraissait usée et médiocrement récréative ; on lui a fait plaisir en renouvelant l’affiche. Si avant d’exécuter son coup de théâtre et de choisir son moment et son prétexte, Guillaume II a consulté les étoiles, il faut convenir qu’elles l’ont heureusement conseillé.

Appliquée aux choses du dedans, la politique très réaliste de M. de Bismarck a toujours consisté à sacrifier les principes aux affaires et toutes les questions à la raison d’État, et son procédé constant a été de se créer une majorité par un marchandage perpétuel avec les partis. Toujours il a dit : « Donnant donnant, » et toujours il a donné très peu pour recevoir beaucoup. Il y a un parti auquel il n’a jamais fait l’honneur de négocier avec lui ; c’est celui des progressistes, qui prétendent introduire en Allemagne le vrai régime parlementaire. Hors de là, sa grande indifférence lui a permis de traiter avec tout le monde ; mais il n’y avait que les forts qui comptassent à ses yeux.