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économiques que l’Europe, déjà graduellement préparée par toute son évolution historique et scientifique, n’a franchies qu’en près d’un siècle et demi. Ce n’est pas les moyens matériels qui feront le plus défaut. Le Japon aura tous les instructeurs qu’il voudra : savans, ingénieurs, contre-maîtres. Il paraît aujourd’hui plutôt les redouter que les désirer. Les capitaux lui arriveront en quantités considérables, s’il daigne leur faire appel. Ils sont si embarrassés de s’employer aujourd’hui, les capitaux européens, et demain les capitaux américains du Nord. La Chine et le Japon ont emprunté en Europe, il y a déjà un certain nombre d’années, et leur crédit se cote à la Bourse de Londres. On y négocie quatre emprunts chinois, dont deux en 7 pour 100 et deux en 6 pour 100, pour une somme totale d’un peu plus de 3,700,000 livres sterling, ou 93 millions de francs. Les emprunts 6 pour 100 furent émis au cours de 98, et, quoique remboursables en 1895 au prix de 100, se cotent jusqu’à 110, ce qui, déduction faite du prélèvement nécessaire pour amortir la prime, ne représente qu’un intérêt de 4.65 pour 100. Le gouvernement japonais a émis à Londres, il y a de nombreuses années, au cours de 92 1/2, un emprunt 7 pour 100 de 1,423,000 livres sterling, ou 36 millions de francs ; il est remboursable au pair en 1898, et il se négocie entre 110 et 112, ce qui, déduction faite du prélèvement à opérer pour amortir la prime, constitue un intérêt de 5.60 pour 100 environ. Ainsi le Japon pourrait emprunter à moins de 6 pour 100 en Europe, le taux des emprunts français après la guerre ; la Chine pourrait emprunter à moins de 5 pour 100. Nous sommes convaincus que l’Europe, si ces deux États, pour des entreprises industrielles et commerciales, lui faisaient appel, leur enverrait non pas des centaines de millions, mais des milliards. Or dans ces pays, on vient de le voir, la population travaille jusqu’à douze ou quatorze heures par jour ; les salaires agricoles sont de 0 fr. 90 pour l’homme et de 0 fr.60 pour la femme ; dans l’industrie, ils tombent beaucoup plus bas, 0 fr. 45 à 0 fr. 60 pour l’homme, 0 fr. 32 1/2 pour la femme. En vérité, les Occidentaux ont peu de prévoyance : il faudra réunir bientôt une nouvelle conférence de Berlin et y inviter ces deux grands oubliés, le Chinois et le Japonais ; ou bien, dans quelques dizaines d’années, ces deux méconnus, pourvus enfin de nos connaissances techniques et de nos machines, montreront aux nations européennes amollies ce que peuvent les peuples qui n’ont pas perdu la tradition du travail.


PAUL LEROY-BEAULIEU.