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et tombe de cheval sans connaissance. On l’entoure, on le relève, on le transporte dans une tente dressée à la hâte. L’armée, avertie, fait halte et reprend son campement pour la nuit. La consternation est dans tous les cœurs.

L’évanouissement de l’empereur lut de courte durée. Dès qu’il a repris ses sens, Julien demande son cheval et ses armes. Quel est le général blessé qui n’a pas eu de ces illusions ? Depuis Epaminondas jusqu’à Mac-Mahon, l’ambition du chef couché sur son lit de douleur n’a-t-elle pas toujours été de retourner à la tête de ses troupes ? Les troupes, laissez-les ! Elles ont déjà vengé leur empereur.

La plaine n’est plus qu’un vaste champ de carnage. Ah ! les Perses, cette fois, on les a joints ; on leur fait payer cher le sinistre avantage. Cinquante satrapes ont péri, avec une multitude innombrable de soldats. Du côté des Romains, l’aile droite pliait. Le maître des offices, Anatole, la ramène au combat. Anatole est tué. Le préfet Salluste allait partager son sort ; des amis dévoués l’arrachent du milieu de la mêlée. Le conseiller de Salluste, Sophore, moins heureux, n’échappera point au trépas. Si les pertes des Perses sont plus grandes, des deux côtés pourtant, les pertes sont sensibles. Comme Alexandre, Julien aura de sanglantes funérailles ; seulement, ce sera l’ennemi qui en fera les principaux frais.

Les médecins n’ont pas voulu cacher à l’empereur la gravité de sa blessure. Avant qu’ils eussent parlé, la douleur, la faiblesse produite par l’énorme perte de sang avaient déjà fait comprendre à l’héroïque blessé que le moment était venu de payer l’inévitable tribut à la nature. L’empereur n’avait besoin que d’être fidèle à lui-même pour se préparer à mourir en sage. Nous verrons par le récit que nous a transmis un ami fidèle, que mourir en sage ressemble fort à mourir en chrétien. Toutes les vanités dogmatiques, les songes fastueux des écoles s’évanouissent aisément à l’heure suprême. Il n’y a qu’une manière de bien mourir, c’est de mourir résigné. « C’est un peu tôt peut-être, dit Julien aux amis désolés qui l’entouraient. — Julien avait alors trente et un ans huit mois et vingt jours, — c’est un peu tôt peut-être. — Je m’acquitterai cependant de ma dette en loyal débiteur. Mourir jeune est quelquefois une faveur accordée par les dieux. Ma conscience se reporte avec une égale sérénité aux souvenirs d’humiliation et d’exil, à ceux de grandeur et de pouvoir. La philosophie m’a enseigné la supériorité de l’âme sur le corps ; j’ai le ferme espoir d’échanger ma condition présente pour une condition meilleure. Pourquoi donc m’affligerais-je au lieu de me réjouir ? » On peut être un triste politique, — Julien le fut à mon avis, — et être un grand cœur.