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Quand le voyageur, aujourd’hui, descend le cours du Tigre ; quand il a dépassé, près de Tell-Mandjour, cette masse de ruines considérables dans laquelle les antiquaires se sont crus autorisés à reconnaître les débris d’Opis, un édifice bizarre, sorte de tour de briques, bâtie en hélice, jadis observatoire des califes musulmans, ne tarde pas à frapper ses regards. Le nom du lieu n’a guère changé depuis le temps d’Alexandre. On le nommait alors Samara. Les Turcs le nomment aujourd’hui Soumera. La plaine s’étend des bords fertiles du fleuve jusqu’aux confins du désert, à perte de vue. Cette plaine, c’est la plaine à jamais célèbre de Maranga. L’armée romaine s’y traîne épuisée. Le 26 juin, elle y assoit son camp : elle a besoin de respirer un peu après le terrible assaut qu’elle vient de subir.

Un cri d’alarme s’élève tout à coup à l’arrière-garde. Julien saisit ses armes ; on n’obtient pas de lui qu’il revête sa cuirasse. Il court où le danger lui paraît le plus pressant. Sa fidèle infanterie légère s’est attachée à ses pas. Les Perses la connaissent et n’ont pas l’habitude de l’attendre. Combien de fois on a vu le maréchal Bugeaud, — le père Bugeaud, comme l’appelaient les soldats d’Afrique, — marcher ainsi à la tête de ses zouaves !

A la vue de ce groupe intrépide, les Perses ont reculé. Ils ont reculé, mais pour revenir à la charge. L’empereur dédaigne tout, les traits qu’on lui lance, les instances de ses amis. Il s’est jeté au milieu de la mêlée. « Ils fuient, crie-t-il, ils fuient ! Suivons-les ! Serrons-les de si près qu’ils n’osent plus de longtemps troubler notre retraite ! » Ses soldats, alarmés, ont saisi la bride de son cheval : ils veulent l’entraîner de force en arrière. Le danger auquel il s’expose est, de tous les périls, le plus grand qui puisse menacer l’armée. L’empereur résiste. Ce n’est plus le froid philosophe, toujours maître de lui, qui dirige, avec le calme d’un grand capitaine, ses légions ; c’est le guerrier enivré du combat, qu’une irrésistible ardeur emporte. Alexandre, aux bords du Granique ; Alexandre, dans les champs d’Issus et d’Arbèles, vient de renaître. 0 poésie de la guerre, que tu peux avoir d’empire sur un jeune cœur ! On parle des fautes de Julien. La faute la plus grave, la faute irréparable, Julien, en ce moment, la commet. En s’exposant, il livre à un chétif hasard le sort de son armée. Que de sages paroles j’ai entendues sortir à ce sujet de la bouche de l’illustre vainqueur de Malakof ! Le coup est porté. Un javelot perdu a rasé le bras du général en chef, pénétré entre les côtes et est allé se loger dans le foie. Julien porte la main à son côté. Il essaie d’arracher le trait encore pendant de la fatale blessure. Le fer à double tranchant lui entame les doigts. Il lâche le javelot, pousse un cri