Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/596

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le Nahar-Malka. Ce canal était à demi comblé. L’empereur le fit déblayer, obligea, par une énorme digue, l’Euphrate à sortir de son lit et à prendre ce nouveau chemin. Quand les eaux du fleuve eurent rempli ce qu’Ammien Marcellin appelle le flumen fossile, la fosse artificielle allant d’un fleuve à l’autre, il donna le signal à sa flottille. Les onze cents bateaux s’ébranlèrent, et au bout de quelques heures, les habitans consternés de Ctésiphon purent les voir déboucher dans le Tigre en face de leurs remparts.

Quelle masse de travail suppose une telle opération et comme elle nous laisserait incrédules si les Romains ne nous avaient habitués à tous les miracles ! C’est à les égaler qu’aspirait l’empereur Napoléon. Ce sont eux qu’il montrait sans cesse en exemple à ses soldats. Avouons que pour atteindre à leur hauteur les grenadiers mêmes de la vieille garde avaient encore beaucoup à faire. Il n’y a d’ailleurs qu’un cri d’admiration chez tous les historiens anciens ou modernes, qu’ils s’appellent Ammien Marcellin, Eutrope, Rufus, Voltaire, Gibbon, Duruy, de Broglie, Lamé, Martha, Maréchal, quand ils en arrivent à nous raconter cet épisode de la mémorable campagne de l’année 363. « Julien, s’écrient-ils d’un commun accord, se montra là un grand capitaine. » Grand capitaine ! Il le fut jusqu’au bout, et les fautes que plus tard on lui reprochera ne furent pas des fautes. Nous n’y voyons que les fatalités de ce terrible jeu qu’on a si bien nommé « le jeu de la force et du hasard. »

Ce n’était pas tout que d’avoir jeté son monde sur la rive. Maintenant il fallait livrer bataille. Les Perses tinrent bon pendant douze heures. Ils disputèrent le terrain pied à pied. Refoulés par les légions, ils finirent par se réfugier dans la place. Si les 18,000 hommes laissés sous les ordres de Procope dans la haute Mésopotamie étaient arrivés en ce moment, Ctésiphon tombait probablement, la campagne était terminée, la puissance des Perses ruinée pour longtemps. Procope n’arriva pas. Julien avait-il réellement sujet de se promettre l’appui de ce renfort ? Toutes les combinaisons fondées sur la foi d’un lointain secours sont exposées à des déceptions. Il n’est pas de conquérans qui n’aient connu de ces cruels mécomptes. Julien fut ici trompé par la Fortune plus que par ses calculs.

Il lui restait cependant une ressource : celle d’enlever la ville avec les 40,000 hommes qu’il conservait encore, de l’enlever par un coup de main, comme Bonaparte voulut enlever Saint-Jean-d’Acre, comme Alexandre emporta Tyr. Il eut la sagesse, — et je l’en approuve, — de ne pas tenter l’aventure. Un assaut repoussé le perdait sans remède. Il était si éloigné de sa base d’opérations, séparé d’Antioche, de Nisibe même, par de tels déserts ! Il espéra