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sut tirer de l’Hydaspe, de l’Acésinès, de l’Indus ; Julien suivit l’exemple du conquérant qu’il avait pris pour modèle. Après avoir utilisé dans d’autres campagnes le Rhin et le Danube, il assembla sur l’Euphrate une flottille de onze cents bateaux et traversa ainsi sans encombre les déserts où son armée, privée quelques mois plus tard du secours de « ce chemin qui marche, » faillit périr de famine.

L’empereur Napoléon, fort attentif à chercher des leçons dans l’histoire, avait été frappé du succès qui accompagna les débuts de l’expédition entreprise en l’année 363 de notre ère. Quand il eut renoncé à envahir l’Inde par la Mer-Rouge, ou par le Khoraçan, ce fut au golfe Persique et à la vallée de l’Euphrate qu’il songea. On sait que Lamartine a retrouvé les traces de ce projet dans la mission donnée à un ancien chevalier de Malte, Lascaris[1]. L’infatigable explorateur de l’Euphrate, le colonel Chesney, émissaire du cabinet de Saint-James, paraît avoir pris l’idée, probablement très vague, de l’empereur au sérieux. Il nous assure gravement que l’empereur comptait débarquer une armée à l’embouchure de l’Oronte. Un affidé posté sur ce point y attendait les troupes françaises pour les conduire à Marash, — l’ancienne Germanica Cœsarea. — Située à 140 kilomètres au nord-ouest d’Alep, Marash est entourée d’une immense forêt : cette forêt fournirait le bois nécessaire à la construction d’une flottille. Les troupes seraient donc facilement embarquées. Elles descendraient l’Euphrate jusqu’à Bassorah. Maître de cette place, on l’aurait fortifiée et on en aurait fait la base des opérations futures. « Je tiens ces détails, ajoute le colonel Chesney, d’un gentleman à qui on les avait officiellement communiqués. »

Admettons comme avéré ce vaste dessein de l’empereur, bien que la conception n’allât pas sans quelques hasards, et voyons si l’expédition de Julien, étudiée avec soin, ne pourrait pas jeter quelques lumières sur la nature des difficultés qu’une armée moderne aurait, dans une tentative analogue, à surmonter. Avant tout, il faut se faire une idée juste du terrain. L’histoire n’a d’enseignemens fructueux que pour ceux qui la consultent une carte à la main. La table de Peutinger[2] serait ici de peu de ressource.

  1. M. de Lascaris était né en Piémont. Il suivit le général Bonaparte en Égypte, vint ensuite s’établir à Alep, parcourut toute la Mésopotamie sous un déguisement arabe et finit, peu de temps après la chute de l’empereur Napoléon, par aller mourir au Cuire.
  2. On sait que la table de Peutinger, découverte à Spire dans une vieille bibliothèque, vers l’année 1500, est le plus ancien monument connu de la géographie antique. On en fait remonter l’exécution au règne de Théodose le Grand, c’est-à-dire à la fin du ive siècle ou au commencement du V.