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I

Quand les païens soutenaient que l’abandon de l’ancien culte était la cause des malheurs de l’empire, ils l’entendaient de diverses façons. Ceux qui étaient croyans et crédules (il y en avait beaucoup) prenaient cette affirmation à la lettre. Ils se rappelaient les miracles qu’on leur avait contés dans leur jeunesse en leur montrant les vieux monumens, qui en conservaient la mémoire : Jupiter arrêtant les fuyards sur le Palatin, les Dioscures apparaissant aux combattans du lac Régille, Apollon perçant de ses flèches les ennemis d’Auguste sur la mer d’Actium, etc. Pleins de ces souvenirs, ils affirmaient, dans la sincérité de leur âme, que les choses allaient mal parce que les dieux ne venaient plus au secours d’un pays qui les avait délaissés. Dans les temps calmes, ils se taisaient, pour ne pas attirer sur eux la colère de l’empereur, qui, à leur grand scandale, s’était fait chrétien ; mais, à la moindre alerte, ils reprenaient courage et redemandaient les anciennes cérémonies. C’est à ceux-là surtout que s’adresse saint Augustin. Il n’y a pas à revenir sur la réponse qu’il leur a faite. Je suppose qu’il n’y a plus personne aujourd’hui qui pense que l’empire romain a péri parce que Jupiter et les autres dieux de l’Olympe ne sont pas venus le défendre.

Mais il se trouvait aussi, parmi les païens, des gens qui alléguaient des motifs plus sérieux et qui méritent d’être examinés. Ils soutenaient qu’on avait mal fait d’abandonner l’ancienne religion, uniquement parce qu’elle était ancienne et qu’il fallait garder les institutions du passé. Il n’y a jamais eu de conservateurs plus obstinés que les aristocrates de Rome. Ils regardaient comme le type d’un État parfait celui où rien ne change. Pendant deux cent cinquante ans, ils ont tenu tête aux plébéiens opprimés, qui réclamaient quelques garanties, en leur opposant toujours le même raisonnement : « Cela ne s’est jamais fait. » A quoi les plébéiens répondaient avec colère : « Ne faut-il donc rien faire que ce qui s’est fait auparavant ? Nullane res nova institui debet ? » Cette aversion des nouveautés survécut à la république. Pendant l’empire, elle se cantonna surtout dans le Sénat, où quelques personnages se rendirent célèbres et s’attirèrent l’estime universelle en repoussant toutes les innovations, même les plus raisonnables et les plus justifiées. Leur maxime paraît avoir été ce mot du jurisconsulte Cassius, une des lumières du parti, qui disait hardiment qu’il ne faut pas toucher aux institutions anciennes, parce que les aïeux avaient plus de bon sens que ceux qui sont venus après eux, et que « toutes les fois qu’on change, c’est pour faire plus