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comme Beaumarchais à côté de Voltaire et de Rousseau. Plus voisin de nous, et dans la même position que nous-mêmes sur un champ de bataille qui s’est fort déplacé depuis deux cents ans, Beaumarchais nous offre tout un arsenal pour nos batailles ; une grande partie des abus qu’il battait en brèche dure encore, et ceux dont la révolution nous a débarrassés ont disparu depuis trop peu de temps pour que le souvenir en soit éteint. À ces causes d’intérêt social se joint l’espèce d’intérêt littéraire à laquelle nous sommes le plus sensibles, l’intérêt dramatique ; aussi l’importance de l’œuvre de Beaumarchais n’est-elle pas près de diminuer. Ce qu’il y aura toujours d’injustifiable dans les inégalités sociales, les gênes inutiles que nous impose l’autorité, l’infatuation et l’optimisme des gens en place, tout cela subsiste au milieu de nous, comme aussi l’impatience turbulente et l’injustice satirique des gouvernés, l’esprit utopique des réformateurs, l’âpre convoitise des déshérités, des déclassés et des simples ambitieux. Enfin, tant que nous serons sensibles à l’observation ironique de la vie, à l’illusion théâtrale, à l’esprit dialogué, le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro ne cesseront de nous charmer.

De là vient, très diverse dans ses causes, la faveur qui ne cesse d’accueillir les deux pièces de Beaumarchais : on n’a pas besoin de les reprendre, car on ne cesse pas plus de les jouer que Tartufe, et quiconque lit en est pénétré. Mêlées de vrai et de faux, d’excellent et de pire, elles sont une image fidèle de notre esprit national, à un moment particulier de son évolution et de son histoire. Elles ne traduisent pas seulement, comme on l’a dit et redit, le caractère ingouvernable des Français, car, si cela était, il faudrait admettre comme juste en soi tout ce qu’attaquait Beaumarchais, et ce n’est pas possible ; on est même forcé de convenir que la plus grande partie de ce qu’il ébranlait avait mérité d’être renversé ; que, si cette ruine a emporté bien des choses dignes de regrets, la faute n’en est pas à ceux qui l’ont causée ; enfin, que les biens conquis dépassent de beaucoup les pertes. Avec tous les défauts nationaux que l’on voudra, outre ceux de l’auteur, nous retrouvons dans ce théâtre les meilleures qualités de notre race, c’est-à-dire le clair bon sens, la verve spirituelle, le courage, la gaité ; et c’est pour cela que si, dans Beaumarchais, l’homme est du second ordre, l’œuvre est du premier.


GUSTAVE LARROUMET.