Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/576

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la remplir, réaliste, rapide et sans remords. Le siècle, en effet, ne voit guère dans l’amour que ce qu’il a d’aimable et il traite les femmes avec un mélange d’adoration, d’insouciance et d’ironie. On avait affecté, sous la régence, de les réduire au rôle d’amusement ; plus tard, on avait semblé les prendre plus au sérieux : grâce à la Nouvelle Héloïse, la passion était devenue moins superficielle, et, grâce à l’Émile, on leur avait su gré d’être mères et d’aimer leurs enfans. Cette mode n’avait guère duré et l’on s’était remis bien vite à leur demander seulement l’ivresse rapide du plaisir. Il était admis qu’après avoir obtenu d’elles le plus possible, on ne leur devait pas une reconnaissance trop respectueuse, encore moins la fidélité. Les entourer d’égards, les plaindre à l’occasion, chercher des excuses à leur défaite et ne pas les railler trop fort après les avoir vaincues, tels étaient les devoirs des hommes envers elles. De leur côté, elles ne se plaignaient pas du sort qui leur était fait et s’attribuaient sans scrupules le droit au changement. Somme toute, et pour les deux sexes, la philosophie de l’amour, telle que l’exprime le Mariage de Figaro, est contenue dans cette réflexion du comte Almaviva : « L’amour n’est que le roman du cœur ; c’est le plaisir qui en est l’histoire. »

A côté des personnages de premier plan que je viens d’analyser, plusieurs autres encore mériteraient la même étude. Jusqu’aux plus secondaires, tous ils ont leur intérêt et contribuent à l’effet général, depuis Basile, ce cousin-germain de Tartufe tombé, dans la domesticité, jusqu’au jardinier Antonio ; depuis Fanchette, cette ingénue de la Cruche cassée animée et agissante, jusqu’à Grippe-Soleil, le petit gardeur de chèvres. Ne pouvant les énumérer tous, il me suffira de nommer Chérubin, « le page endiablé. » Non qu’il soit entièrement une création : l’histoire du petit Jehan de Saintré et de la dame des Belles-Cousines est pour quelque chose dans son aventure avec sa marraine. Mais l’adaptation est si adroite ! On dirait un motif de la Renaissance traduit par Boucher et repris par Greuze, le premier y mettant son esprit de volupté, le second sa grâce sentimentale. Chérubin était hier un enfant, demain ce sera un jeune homme ; en attendant, il profite avec ivresse des privilèges de l’âgé qu’il n’a plus. Si le rôle offre çà et là quelques mots qui en dépassent l’intention, tout le reste est délicieux. Il fait entrer la poésie, comme un charme suprême, dans un chef-d’œuvre d’esprit et de comique. Elle y était, mais extérieure, avec les costumes, le décor, les grands marronniers du cinquième acte et leurs masses bleuâtres à demi noyées dans les ténèbres transparentes d’une nuit d’Andalousie. Avec Chérubin, sa vieille romance, sa toilette aux mains de Suzanne et