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VI

Suite du Barbier de Séville, qu’il suivit à neuf ans de distance, le 27 avril 1784, le Mariage de Figaro fut le résultat d’une gageure avec le prince de Conti. Si, dans le premier, la satire avait pu sembler anodine aux grands seigneurs, le second les servit à souhait : de hardie qu’elle était, elle devenait insolente. La pièce devait par cela même avoir un succès prodigieux ; elle l’eut tel que l’histoire du théâtre n’en offre pas de pareil. Avant la représentation, on vit « les cordons bleus confondus dans la foule, se coudoyant, se pressant avec les Savoyards, la garde dispersée, les portes enfoncées, les grilles de fer brisées, » les grandes dames sollicitant la protection des actrices et l’hospitalité de leurs loges ; dans la salle, tout ce qui portait un nom célèbre par la naissance ou le rang, la gloire ou le scandale : le comte d’Artois et le bailli de Suffren, Mme de Polignac et Mlle Carline ; l’auteur, au fond d’une avant-scène, entre deux abbés, pour l’administrer au besoin, disait-il. Puis, un triomphe irrésistible et fou, un enivrement de plaisir et de scandale.

Il faut bien le dire, néanmoins : la pièce n’était pas pour démentir cette règle souvent vérifiée que la suite d’un bon ouvrage lui est rarement supérieure. L’invention a beau être plus originale que dans le Barbier, malgré de nombreuses réminiscences d’après la Précaution inutile de Scarron, le George Dandin de Molière, les Plaideurs de Racine, et surtout le Ruy Blas de Le Sage dans le rôle de Figaro et le grand monologue de la fin, etc., sans parler de Vadé et de Sedaine ; avec de nouveaux rôles très heureux, un second acte qui est à lui seul un chef-d’œuvre, un pétillement continu d’esprit et de comique, le Mariage, au total, ne vaut pas le Barbier. L’ampleur excessive du principal rôle, l’extrême complication de l’intrigue, l’introduction du mélodrame, et surtout l’outrance de la satire en détruisent l’équilibre. Ce n’est plus, seulement, un pas vers la révolution, c’est déjà, suivant une parole célèbre, « la révolution en action. » Mais, comme si l’aveuglement de cette société croissait en raison même du danger, tout le monde, la reine et ses amis, la cour, les censeurs, avait conspiré pour faire éclater le brûlot. Le roi seul résistait : le désir de revoir Figaro l’emporta sur le pouvoir absolu du roi de France.

Car c’est Figaro que l’on voulait. Il répondit à l’attente générale. Déjà, dans le Barbier, il était presque toujours présent ; cette fois, il remplit la scène et se subordonne de plus en plus tous les autres