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puisque, dans la suite, on a souvent renouvelé ce reproche. Pour ne parler que des temps rapprochés de nous, Montesquieu, en étudiant les causes de la décadence des Romains, s’est demandé si l’établissement du christianisme n’y était pas pour quelque chose ; mais, une fois la question posée, il tourne court et ne répond pas. L’abbé Raynal, dans son Histoire politique et philosophique des établissements des Européens dans les Indes, l’accuse d’être trop timide et se charge de répondre à sa place. Comme on peut s’y attendre, il le fait de façon à flatter toutes les opinions de son temps. Il maltraite Constantin et déclare que les lois qu’il a faites pour amener le triomphe du christianisme ont causé la ruine de l’empire. Il est vrai que ses argumens sont si médiocres et qu’il connaît si mal l’histoire qu’il est impossible de lui accorder la moindre autorité[1]. Gibbon, au contraire, en a beaucoup. Il n’a pas voulu aborder ouvertement, dans son ouvrage, la question qui nous occupe ; mais, à regarder de près, il la résout : tout y est dirigé de façon à rejeter sur les princes chrétiens et sur le christianisme lui-même les fautes qui furent alors commises, en sorte qu’on y prend cette impression que les contemporains n’avaient pas tort de prétendre qu’il avait tout perdu. Il me semble qu’avec quelques réserves et quelques adoucissemens, la plupart des historiens de nos jours pensent comme Gibbon.

Il faut voir s’ils ont raison. Le problème historique qui se posa en 410, à propos de la prise de Rome, mérite d’être repris et discuté. Je sais bien que la solution n’en est pas facile. Nous avons déjà grand’peine à bien connaître les événemens, surtout quand ils se sont passés si loin de nous et qu’ils nous ont été racontés par des témoins passionnés et partiaux ; comment espérer que nous pourrons en démêler les causes ? Il n’y a pas de science plus aventureuse que celle qu’on appelle la philosophie de l’histoire ; précisément parce qu’elle est fort incertaine, elle a le tort d’être d’une extrême complaisance et de fournir toujours les raisons qu’on veut trouver. Chacun en tire à sa volonté les conclusions les plus différentes, et les mêmes faits, suivant la façon dont on les présente, servent à soutenir des opinions entièrement opposées. Mais, s’il est difficile, dans les études de ce genre, de se satisfaire tout à fait, lorsqu’on les aborde sans parti pris, qu’on prend la résolution d’être sobre de conjectures, de s’abstenir de conclusions trop rapides, de se résigner à ignorer ce qu’il n’est pas possible de savoir, on peut espérer au moins approcher de la vérité.

  1. Il attribue à Constantin une loi qui déclarait libres tous les esclaves qui se faisaient chrétiens. Je n’ai pas besoin de dire qu’il n’y a pas trace d’une loi aussi insensée dans le code théodosien ni ailleurs.