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V

Le changement est aussi profond dans la structure que dans l’inspiration de la pièce. A y regarder de près, Beaumarchais n’invente rien, mais il combine de façon si originale les élémens fournis par ses prédécesseurs qu’il en résulte une conception nouvelle de la comédie. L’ancien théâtre lui offrait les trois genres classiques : comédies de caractère, de mœurs et d’intrigue. Mais ces trois genres peuvent se réduire à deux : les pièces demandant l’intérêt à une étude psychologique ou morale, soutenue par un effort plus ou moins heureux vers le style, pièces littéraires et faites pour durer ; et les pièces où la psychologie et le style ne viennent qu’en seconde ligne, lorsqu’ils s’y trouvent, et qui s’adressent surtout par l’intrigue et le décor à la curiosité de l’esprit ou de l’œil, pièces littéraires par accident et destinées à leurs seuls contemporains. Le Barbier de Séville représente la combinaison merveilleusement habile de tous ces élémens : Figaro et Almaviva sont deux types, mais la peinture de leur temps ne nous attache pas moins que l’étude de leurs caractères ; l’intrigue suffirait seule à retenir notre attention ; l’emploi combiné du costume, du décor et de la mise en scène produit une série de tableaux qui enchantent l’œil : il n’y a pas de pièce plus facile à illustrer. Le style, enfin, a sa valeur indépendante et propre. Il faudra désormais dans toute comédie la réunion de ces élémens divers, dont nos pères, moins exigeans, admettaient très bien la séparation.

Telle est la grande nouveauté du Barbier ; mais il en offre encore d’autres, complément ou conséquence de celle-là. D’abord, la prose se substitue au vers et ne lui cédera plus la place qu’à de rares intervalles et par exception. On ne verra plus guère de grandes comédies, coulées dans le moule du Misanthrope et des Femmes savantes ; Destouches et Piron, avec le Glorieux et la Métromonie, ont donné, en ce genre, les dernières grandes œuvres du siècle. On est las de ces satires dialoguées, pleines de sentences et de tirades, générales dans leurs caractères et leur objet. Beaumarchais montre comment on peut intéresser, — et de quel intérêt passionné ! — avec une observation plus superficielle, mais plus prochaine, des personnages pris dans le train habituel de la vie et parlant le langage que tout le monde parle ou croit pouvoir parler. De loin en loin paraîtront encore des comédies en vers, hommages souvent heureux à un noble genre disparu ; mais, d’habitude, les poètes qui s’y obstineront devront recourir à l’histoire