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semblait légitime de faire tout son possible, d’abord pour les mériter, ensuite pour les éviter. Son destin, après tout, en valait bien un autre : ne lui donnait-il pas une liberté souveraine malgré sa dépendance, les bénéfices de l’état de guerre, le droit à la paresse, l’imprévu, la fantaisie ?

Figaro n’en juge pas de la sorte. La familiarité qu’on lui témoigne, les libertés qu’on lui permet, il en use pour dire son avis sur les injustices de ce monde. S’il est valet, c’est qu’une société mal faite ne lui laisse pas d’autre usage de ses talens, et il donne à entendre non-seulement qu’il est à la hauteur de tous les emplois, mais encore qu’il n’y a pas dans son maître l’étoffe d’un valet comparable à lui-même. Il espère bien que les choses ne seront pas toujours ainsi, et alors on verra ce qu’il sait taire ! Ne lui objectez pas l’inégalité fatale des conditions humaines : il a lu le Contrat social, et il n’admet ni droits héréditaires, ni hiérarchie fondée sur le privilège : place au mérite personnel ! En attendant que s’établisse la société nouvelle, il profite du temps présent ; il flatte les passions de son maître et se fait payer à son prix, c’est-à-dire très cher. L’argent, voilà son dieu : il le dit, il le répète, il le proclame.

On explique d’ordinaire cette différence entre Mascarille et Figaro par cette raison que le premier ignorait l’histoire de sa race et que le second la connaît au mieux. Héritier de ces esclaves et de ces vilains, de tous ces fils du peuple, joyeux dans la servitude, qui peuplent la comédie grecque et latine, les fabliaux et les farces du moyen âge, le théâtre du XVIIe siècle, sans parler du Panurge de Rabelais, Figaro exerce, dit-on, les revendications légitimes de l’esprit humilié. Gardons-nous de compliquer à l’excès un personnage qui n’est déjà pas trop simple. Par cela seul qu’il est le dernier des valets, Figaro est leur héritier légitime ; mais il représente surtout Beaumarchais lui-même ; il le représente même trop, car, valant moins que lui, il le calomnie quelquefois par cette ressemblance. Au demeurant, la plupart des traits ironiques du barbier contre les injustices du sort sont empruntés aux diverses mésaventures de Beaumarchais. Presque toujours, dans ces accusations générales, il y a un grief personnel. Mais, ici encore, nous retrouvons la grande habileté des Mémoires : ces griefs sont présentés de telle façon qu’ils sont plus ou moins ceux de tout le monde, et cela suffit pour que chacun applaudisse avec transport. Figaro, du reste, est plein d’esprit et de gaîté, aimable et sensible, insouciant et brave ; toutes qualités propres à l’auteur, mais dans lesquelles ; un spectateur français se reconnaîtra toujours.

Comme valets et maîtres sont dans un rapport nécessaire, le