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matin, seulement, il fit venir Favart. — « Je vais, dit-il, vous confier un secret que vous garderez jusqu’à ce soir : demain je livre une grande bataille ; personne ne s’en doute. Ce soir, quand le spectacle sera terminé, vous annoncerez : « Demain, relâche, à cause de la victoire ; vous ajouterez : Après demain, on jouera les Amours grivois et Cythère assiégée. » Mettez-moi ce que je viens de vous dire en vers, que votre femme chantera sur un air militaire. Huit ou dix vers, pas davantage. »

Effectivement, à la fin de la représentation, devant une salle comble, la Chantilly s’avança et chanta ce couplet :


Demain, nous donnerons relâche
Sans que notre public s’en fâche.
Demain, bataille, jour de gloire :
Que dans les fastes de l’histoire
Triomphe encor le nom français !
Dignes d’éternelle mémoire,
Revenez après ce succès,
Jouir des fruits de votre victoire.


Et, en posant ses petits doigts sur ses lèvres, la jolie actrice envoya au parterre un de ses plus aimables sourires.

Bataille ! Bataille ! ce fut le cri de surprise et de joie qui s’éleva dans toute l’assistance. C’était le vœu formé depuis des mois par une jeunesse impatiente : on était exaucé quand on n’y comptait plus. Jamais on ne courut aux armes avec une ardeur plus gaie. « C’est la victoire, dit le maréchal à d’Espagnac en se couchant ; le cœur va s’en mêler. Demain la poudre et les balles. Bonsoir[1] ! »

Malgré le secret si bien gardé, toutes les mesures étaient prises. Le front de l’ennemi s’étendait du village de Houtain, bordant le Jaer, où campaient les Autrichiens, jusqu’aux hameaux de Grâce

  1. Mémoires de Favart. — Théâtre du maréchal de Saxe en Belgique. Emery, 1748. Il est difficile de ne pas croire que c’est le bonsoir donné à d’Espagnac par Maurice qui a inspiré au chansonnier de l’armée ces couplets devenus si vite populaires :
    Malgré la bataille
    Qu’on donne demain,
    Viens, faisons ripaille
    Charmante c…
    Et la fin :
    Mais quoi, de nos bandes
    J’entends le tambour ;
    Gloire, tu commandes,
    Adieu les amours.