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Le fils cadet d’une grande maison d’Angleterre, Cedric Errol, a encouru la disgrâce de sa famille par une mésalliance. Tandis qu’il voyageait en Amérique, il a rencontré la plus jolie des demoiselles de compagnie et a eu le tort de la donner pour bru à un homme infatué de son rang tel que le vieux comte de Dorincourt. De là rupture complète entre le père et le fils. ce dernier est mort jeune, laissant à sa veuve le soin d’élever un petit garçon qui passe les sept premières années de sa vie dans le modeste intérieur maternel, sans beaucoup de compagnons de son âge, prématurément réfléchi, comme les enfans voués à la société habituelle des grandes personnes le sont toujours. Soudain, un événement extraordinaire se produit ; le comte de Dorincourt, ayant perdu successivement ses fils aînés, deux francs mauvais sujets, fait réclamer à l’improviste le dernier rejeton de sa race ; il envoie son homme d’affaires, M. Havisham, tout exprès à New-York. Or le jour où M. Havisham se présente chez Mrs Errol, Cedric a eu justement une intéressante conversation avec l’épicier du coin, Mr Hobbs, farouche républicain, très occupé de politique et aussi hostile dans sa boutique à l’aristocratie anglaise, que le comte de Dorincourt peut l’être dans son château à la canaille américaine. Hobbs s’est beaucoup échauffé contre les grands seigneurs à propos de certaine image de l’Illustraled London News qui représente une cérémonie à la cour.

— Du train dont vont ces gens-là, vous verrez ce qui les attend. On en aura bientôt assez, et ceux qu’ils auront foulés aux pieds les feront sauter en l’air, oui, eux tous, les marquis, les comtes et le reste.

Cedric était perché comme de coutume sur un très haut tabouret parmi les pains de savons et les paquets de chandelles, son chapeau en arrière, ses mains dans ses poches pour mieux imiter Mr Hobbs.

— Avez-vous connu beaucoup de marquis, demanda-t-il, beaucoup de comtes ?

— Ma foi, non, répondit l’épicier avec indignation. Je voudrais en attraper un dans ma boutique, je ne vous dis que ça. Jamais je ne souffrirai que des tyrans viennent rôder autour de mes boîtes à biscuits.

Et il s’épongea le front en regardant autour de lui d’un air farouche.

— Peut-être ne seraient-ils ni comtes ni marquis s’ils pouvaient être autre chose, murmura Cedric, pris d’une pitié vague pour leur malheureuse condition.

— Vous vous imaginez cela ! cria Mr Hobbs. Ils en tirent gloire, au contraire, ils ont ça dans le sang. C’est une méchante espèce…

Au milieu de ce dialogue instructif, la bonne de Cedric est venue