Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 98.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indispensable à l’exploitation d’une mine de charbon qu’il possédait. Il faut dire que cet échec avait été accompagné pour lui de circonstances particulièrement cruelles. A la construction du chemin de fer était attaché son mariage avec une jeune fille de Washington que recherchait aussi un personnage politique très influent, si influent qu’il sut empêcher le vote de passer pour s’approprier du même coup la demoiselle. Westor se trouva un matin sans espérances, sans le sou et sans fiancée, Grace aux machinations d’un soi-disant protecteur sur l’aide duquel il comptait, car le traître avait fait semblant de travailler pour lui. Une folie de désespoir le prit, il se brûla la cervelle. C’est ce qu’on pourrait appeler le roman d’un chemin de fer. Depuis, les terres, vendues à bas prix par des héritiers ignorans de leur valeur réelle, sont tombées dans les mains de spéculateurs habiles et haut placés ; la question du grand chemin de fer a été de nouveau discutée, elle semble depuis peu tout près d’aboutir. Planefield est parmi ceux qui y gagneraient le plus, et Amory a placé, sans le dire, dans cette affaire une fortune qui est celle de sa femme. Maintenant il se sert pour parvenir de sa femme elle-même. Pourquoi n’emploierait-elle pas utilement les qualités qu’elle possède, au lieu de les gaspiller ? On n’a raison des sénateurs et des députés qu’au moyen de l’intrigue, et les intrigans de profession, les intrigantes surtout, réussissent moins sûrement ; on les connaît, leur but se laisse trop deviner, tandis qu’une maîtresse de maison accomplie peut réunir autour d’elle et enjôler à souhait des gens sans méfiance. Ainsi raisonne Richard Amory. — Après tout, se dit-il, où est le mal ? — Le mal serait peut-être d’exposer une femme, si vertueuse qu’elle soit, à de brutales convoitises. Le mal serait de lui amener ce gros homme au verbe haut et aux yeux hardis, qui métaphoriquement a toujours l’air d’avoir les mains dans ses poches en affectant les apparences du sans-gêne, justement pour cacher qu’il est souvent embarrassé, faute des premiers rudimens du savoir-vivre. Planefield est ignoble et compromettant, mais Amory ne voit que ce qu’il lui convient de voir ; son optimisme systématique l’empêche de s’alarmer de rien. L’inconséquence dont il se pique l’entraîne toujours, d’ailleurs, du côté qu’il croit lui être avantageux. Tredennis, l’un des premiers, fait cette observation, il n’a jamais eu de goût pour Amory, toute raison personnelle à part, il a flairé très vite un hideux égoïsme sous son agréable laisser-aller et sa fausse franchise.

La pensée des abîmes où peut être entraînée celle qu’il aime l’épouvante, il a le courage d’avertir Bertha de certains mauvais bruits qui commencent à courir sur son compte, et c’est entre eux le signal d’une quasi brouille, Mrs Amory ayant repoussé ses conseils