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pris un rang définitif parmi les écrivains de ce temps-ci. Est-elle Anglaise ? Est-elle Américaine ? Les deux pays la revendiquent et ont de bonnes raisons pour cela. Elle est née en Angleterre ; mais, dès l’âge de treize ans, elle passa en Amérique, où elle demeure encore ; That Lass o’ Lowrie’s lui a été inspiré par la vie des mines dans le Lancashire, dont elle parle couramment le dialecte ; mais Bret Harte, le plus Américain des romanciers, ne désavouerait pas l’histoire de Louisiana, si poignante dans sa simplicité un peu rude ; enfin, les aventures du Little Lord Fauntleroy, un petit livre presque parfait en son genre, commencent à New-York, dans une boutique d’épicerie, pour se terminer à Dorincourt-Castle, en pleine aristocratie britannique. La double nationalité donne un caractère très particulier à ce talent déjà pétri de contrastes, car une force créatrice intense, une vigueur d’exécution toute virile s’y joignent à la sensibilité la plus exquise. Chaque fois que le sentiment maternel est en jeu, Mrs Burnett se surpasse ; ses enfans sont dignes de Dickens. Comme Dickens aussi, elle excelle à peindre la misère, la vie des petits et des pauvres ; les sympathies généreuses débordent alors sous sa plume. Où elle manque un peu de délicatesse et de légèreté, c’est dans les tableaux de la vie mondaine ; mais la société de Washington, qui lui fournit des modèles, est peut-être responsable de certaines fautes contre le goût.

Nous savons peu de chose de la biographie de Mrs Burnett. Une jolie histoire, intitulée Sarah Crewe, semble cependant contenir des renseignemens précieux sur la formation de son précoce génie littéraire ; il y a des traits que l’on n’invente pas, des impressions qu’il faut avoir subies pour les rendre avec cette vivacité. De même que la petite Sarah vient des Indes en Angleterre pour y rester orpheline, Frances traversa l’océan toute jeune, avec sa mère veuve et chargée de famille, pour entamer dans le Kentucky, à un âge qui est d’ordinaire celui de l’insouciance, ce struggle for life qu’elle a depuis si vaillamment soutenu. Nous nous la représentons petite et frêle comme Sarah, forcée par des revers de fortune, alors qu’elle jouait encore à la poupée, d’enseigner, tout en apprenant, dans la pension d’une miss Minchin quelconque.

« Sarah était le souffre-douleur… Personne ne faisait attention à elle, sauf pour lui donner des ordres ; on l’employait à des commissions. Après le rude labeur de la journée, elle s’en allait dans la classe déserte, avec une pile de livres, étudier ses leçons ou son piano la nuit. Elle n’avait jamais eu d’intimité avec les autres élèves, et bientôt elle fut si mal vêtue que ces demoiselles commencèrent à la regarder comme un être d’une autre espèce qu’elles-mêmes. Le fait est que les élèves de miss Minchin étaient, règle générale, des jeunes personnes très positives, habituées à