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coups de hache avec les troncs de la forêt défrichée. Le système fédéral, et c’est là son grand mérite, abrite des gouvernemens très divers en qualité ; il y en a de bons, il y en a de détestables : mais, si vous regardez l’ensemble, le point central où se font les lois fédérales, et où des états si divers trouvent une représentation commune, il semble que les instincts généraux de cette vaste démocratie ne soient pas destructeurs, qu’elle accepte volontiers l’héritage du passé, qu’elle ne repousse pas de parti-pris, qu’elle recherche plutôt les noms qui rappellent de grands services rendus à la patrie ; qu’elle ait une sorte de foi dans les vertus de la constitution, loin de songer à l’ébranler chaque jour.

Le duc de Noailles a signalé les succès et les mécomptes des États-Unis ; il a montré les dangers qui les menacent, la corruption croissante, le socialisme naissant, l’inégalité de plus en plus grande des conditions. Il voit la démocratie asservie à ce que les moralistes américains appellent énergiquement le « mammonisme. »

La religion de Mammon est devenue malheureusement une religion universelle, et nous doutons que la poursuite de la richesse soit plus âpre, plus ardente aux États-Unis que dans les vieux pays d’Europe ; on peut dire toutefois que l’argent a un empire plus visible, plus insolent et plus insupportable dans les démocraties où rien ne subsiste plus de ce qui donne de l’éclat aux monarchies et aux aristocraties ; lorsque toutes les forces d’imagination ont perdu leur puissance, il ne reste que des forces matérielles ; on peut détruire tous les privilèges, l’argent conserve le sien. Son empire aux États-Unis a été longtemps contenu, non par les lois, mais par ce qu’on pourrait appeler la puissance des mœurs ; mais il a fini par changer les mœurs et a mis à son service ce qui lui faisait d’abord obstacle.

On a pu croire longtemps que, dans un pays où le travail trouvait des espaces sans limites, où nulle loi, nul privilège ne gênait la liberté humaine, chacun trouverait une vie facile, que, dans ce monde nouveau, on ne connaîtrait ni l’excès de la richesse ni celui de la pauvreté ; ceux qui ont étudié les lois de l’économie politique savent que de telles espérances sont futiles ; nulle constitution, nul artifice législatif ne peut modifier longtemps l’effet de ces lois fatales ; le taux des salaires agricoles et industriels des États-Unis se lie aujourd’hui au taux des salaires en Europe et même en Asie ; la facilité nouvelle et croissante des communications a donné aux lois de l’offre et de la demande une force plus irrésistible et plus prompte. Le sort du fermier du Kansas, du forgeron de la Pensylvanie ne se décide plus uniquement dans le Kansas et dans la Pensylvanie. Chaque vie tient à des fils sans nombre, étendus à l’infini.