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mais nous nous trouverions encore trop en dehors de la vérité. Il faut regarder sous les mots et les formules ; il y a monarchie et monarchie, comme il y a république et république. N’a-t-on pas donné ce dernier nom aux petites tyrannies italiennes de la renaissance, au gouvernement oligarchique de Venise ? ne le donne-t-on pas à la confédération helvétique ? et si l’on étudie l’histoire des cantons, on y trouve les institutions les plus dissemblables, ici un gouvernement presque patriarcal, là des oligarchies jalouses, ailleurs une démocratie sans frein. Dans les Provinces-Unies, l’histoire nous montre une république municipale et bourgeoise, qui, pour sa défense, s’est donné une dynastie de protecteurs et a pu glisser ainsi sans efforts dans la monarchie tempérée. On pourrait étendre longuement ce tableau, et si l’on s’attachait à un autre « principe » de Montesquieu, au principe monarchique, on rencontrerait des variétés de gouvernement tout aussi dissemblables.

L’école historique moderne est sévère, parfois jusqu’à l’injustice, pour les généralités sentencieuses : elle est réaliste et ne veut que des faits. Les sciences politiques, qui en ont subi l’influence, ne séparent plus les institutions des hommes, elles ne les regardent plus comme un simple vêtement jeté sur les sociétés humaines, mais comme une part essentielle de leur organisme, participant de leur santé, de leur force ou de leur faiblesse, de leur vigueur ou de leur dépérissement. Elles étudient, d’une part, à côté des lois, les mœurs ; à côté des constitutions, ceux qui les appliquent. Le temps viendra peut-être où l’on reléguera les déductions systématiques de l’Esprit des lois avec les fadeurs du Temple de Cnide ou les plaisanteries froides et surannées des Lettres persanes.

L’école moderne ressent-elle encore, pour la Démocratie en Amérique, l’enthousiasme que souleva ce bel ouvrage à son apparition ? Nous en doutons : par un contraste singulier, plus la démocratie entre dans nos lois, plus nous la jugeons avec hauteur ; ceux qu’elle écrase de son niveau, pour prendre une sorte de revanche ; ceux qu’elle comble de ses faveurs, pour se montrer supérieurs à leur fortune. Il faut le dire aussi, la manière noble de Tocqueville ne convient guère aux générations nouvelles ; il a eu, il est vrai, l’avantage de voir l’Amérique de ses propres yeux, mais i’ parle peu de ses impressions, il s’oublie et ne songe qu’aux grandes questions de droit constitutionnel. Dans son livre, tout est sévère, impersonnel : on reste sur le grand théâtre de la politique, on n’entre pas dans les coulisses. Cinquante ans après l’apparition de cet ouvrage, il était permis, sans être téméraire, d’aborder le sujet qui y avait été traité d’une façon si magistrale. M. le duc de Noailles l’a fait dans un livre qu’il a intitulé : Cent ans de république