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l’autre Romain ; mais ni l’un ni l’autre ne sont chrétiens. Chateaubriand est encore ici obligé de prendre ses exemples dans Voltaire : c’était à la vérité une adresse et une force de mettre Voltaire de son côté ; mais c’était une faiblesse de la thèse de n’avoir que Lusignan à opposer à Priam ; et il est bion douteux que l’avantage soit du côté du poète moderne. Ici, au moins, il a raison de signaler dans Lusignan, au moment où il retrouve sa fille et où il apprend qu’elle est musulmane, des accens touchans que le christianisme seul pouvait inspirer. C’est du reste, ce que Voltaire lui-même avait senti, lorsqu’il disait dans la préface de Zaïre : « Je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne a de plus pathétique et de plus intéressant. » Pour le rôle de la mère, le chapitre de Chateaubriand est un des plus ingénieux et des plus fins. Il a introduit là quelques idées qui sont restées dans la critique littéraire. C’est lui qui a le premier comparé l’Andromaque de Racine à celle d’Euripide, et qui a dit qu’elle était « une mère chrétienne. « Il n’en donne pas précisément la preuve en citant le Je ne l’ai pas encore embrassé, comme si les mères païennes n’embrassaient pas leurs enfans ; mais il est certain que dans l’Andromaque de Racine la sensibilité est beaucoup plus développée, plus délicate et plus tendre. Ce qui tient sans doute à ce que le rôle de la femme a été purifié par le christianisme. Au reste, dans Andromaque, c’est plutôt l’épouse qui est chrétienne que la mère. Pour le fils, Chateaubriand est encore obligé d’avoir recours au secours de Voltaire : c’est dans le Guzman d’Alzire qu’il trouve le modèle du fils chrétien. Cependant les vers qu’il cite, et dans lesquels Guzman, en mourant, pardonne à son assassin, sont plutôt les paroles d’un chrétien en général que celles d’un fils. Peut-être en étudiant de près le Télémaque de Fénelon, eût-il trouvé, comme dans Andromaque et Iphigénie, des traits qui en feraient un Télémaque chrétien. Enfin, pour la fille, c’est toujours Voltaire qui lui fournit ses modèles. Il oppose Zaïre à Iphigénie ; et en même temps il fait remarquer aussi, en réponse au père Brumoy, que l’Iphigénie de Racine est une fille chrétienne.

De l’étude des caractères Chateaubriand passe à celle des passions. Il semble assez étrange que l’on fasse honneur au christianisme d’avoir développé les passions, et d’avoir par là créé un nouvel intérêt poétique. Mais on peut dire que précisément parce que la religion chrétienne a pour but de réprimer, de comprimer les passions, elle leur prête une énergie plus intense : de là une lutte dont la peinture est éminemment dramatique ; de là le combat du devoir et de la passion qui élève le drame moderne si au-dessus du drame antique. Soit que la passion contenue et soumise donne à