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dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là où est un dieu inconnu qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux, comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de l’homme dans un port inaccessible aux méchans. » Cette foi reconquise par la souffrance ne fut cependant, — l’auteur le confesse lui-même, — qu’une foi traversée et ballottée qui passa encore par bien des phases : « Quand les semences de la religion, dit-il dans ses Mémoires, germèrent la première fois dans mon âme, je m’épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une bise aride et glacée et la terre se dessécha ; le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées, puis la bise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d’ineffables délices. » Ce que Chateaubriand nous apprend par ces paroles, c’est qu’après que le ciel eut eu pitié de lui (il s’agit évidemment de sa conversion), la bise souffla de nouveau, c’est-à-dire que le doute succéda encore à la foi renouvelée. Tel fut le genre de conversion de l’auteur du Génie du christianisme. Il paraît avoir oscillé toute sa vie entre la foi chrétienne et l’incrédulité philosophique.

Sans prétendre à pénétrer jusqu’aux dernières profondeurs de l’âme, qui ne sont accessibles qu’à celui qui sonde les reins et les cœurs, ce que nous savons certainement, c’est que la lettre de Mme de Farcy à son frère sur la mort de leur mère, et la plainte de cette mère mourante ont été l’occasion déterminante et à coup sûr légitime et touchante du Génie du christianisme. Au lieu d’écouter sa sœur qui lui demandait de ne plus écrire, il essaya de concilier ses devoirs de fils et le génie de l’homme de lettres qui ne cesse d’écrire qu’en mourant ; et il pensa accomplir un vœu pieux en même temps qu’il découvrait une voie nouvelle pour l’imagination en se promettant d’écrire une apologie de la religion. « Le titre de Génie du christianisme que je trouvai sur-le-champ, dit-il, m’inspira ; je me mis à l’ouvrage avec l’ardeur d’un fils qui élève un mausolée à sa mère. » Le changement qui s’opérait, et par lequel il dépouillait le vieil homme, ne servit sans doute qu’à faire reparaître en lui un autre homme encore antérieur au précédent, le chrétien primitif que l’on retrouve dans tout Breton, même chez ceux qui écrivent des Vies de Jésus philosophiques. Est-il vraisemblable, en effet, que dans le faible intervalle de 1798 à 1799, Chateaubriand ait pu retrouver tout à coup, par un simple effort de rhétorique, et en cherchant dans son imagination, comme dans un Gradus ad Parnassum, tant de beaux effets littéraires, tant de considérations