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théories modernes sur l’équivalence des forces naturelles ont permis d’approfondir davantage, les auteurs du mémoire se reportent aussitôt aux conséquences sociales de leurs découvertes et aux sentimens de leurs contemporains. — On était alors aux premières années de la révolution française. — Ils relèvent l’injuste inégalité des conditions, l’espérance que les institutions pourront y porter quelque remède, jointe à la crainte « que les passions humaines, qui entraînent la multitude si souvent contre son propre intérêt, et qui comprennent dans leur tourbillon le sage et le philosophe, comme les autres hommes, ne renversent un ouvrage entrepris dans de si belles vues et ne détruisent l’espérance de la patrie. »

C’est la première fois que Lavoisier, dans l’exposé de ses idées et de ses expériences, sort du domaine serein de la science pour aborder les régions agitées de la politique. À ce moment il se sentait déjà, malgré lui, entraîné dans le fatal tourbillon des passions publiques, dont il ne devait pas tarder à être victime. Quoique le mémoire que j’analyse ne soit pas tout à fait le dernier de Lavoisier, les paroles par lesquelles il le termine peuvent être regardées comme son testament scientifique.

« Il n’est pas indispensable, dit-il, pour bien mériter de l’humanité et pour payer son tribut à la patrie, d’être appelé aux fonctions publiques qui concourent à l’organisation et à la régénération des empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son laboratoire, exercer des fonctions patriotiques ; il peut espérer, par ses travaux, diminuer la masse des maux qui affligent l’espèce humaine, augmenter ses jouissances et son bonheur, et aspirer ainsi au titre glorieux de bienfaiteur de l’humanité. »

Certes, nul plus que Lavoisier ne fut digne de ce titre ; mais, loin de lui valoir les récompenses et les honneurs dus à ses découvertes, ses services devaient être méconnus au dernier jour ; et sa vie, jusque-là glorieuse et respectée, allait aboutir à une condamnation capitale et imméritée. Si la fin de Lavoisier ne fut pas, comme la condamnation de Socrate, la conséquence directe de son amour pour la vérité, elle n’en reste pas moins le témoignage douloureux de l’ingratitude de ses contemporains. Elle ne fait par là que relever davantage la noblesse des paroles par lesquelles Lavoisier marquait à la science, à côté de son but idéal, qui est la recherche de la vérité pure, le but positif et humain des travaux qu’elle poursuit pour le bien des hommes et le développement de la civilisation.


M. BERTHELOT.