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impatience, vint lui apporter, après tant de déceptions, cette joie inaccoutumée. Elle arrêta l’officier porteur de la dépêche au relais qui précédait Vienne pour le faire entrer dans la capitale, en triomphe au milieu des acclamations du peuple, dans une voiture attelée de douze chevaux, a Voilà, j’espère, disait-elle à l’ambassadeur de Venise, de quoi décourager les gens qui veulent me faire sortir de l’Italie[1]. »

En réalité, la position des Gallispans (comme on les appelait) devenait intenable. Rester à Plaisance, c’était attendre un siège avec toutes les horreurs de la famine. Mais comment en sortir ? Pour retourner par où Maillebois était venu, la voie était barrée : on se trouverait en face de Charles-Emmanuel et des Piémontais déjà arrivés à Stradella, tandis qu’on serait poursuivi en queue par les Autrichiens victorieux. Dans cette extrémité, chacun perdant la tête, Maillebois seul garda son sang-froid. Il proposa de passer hardiment sur la rive gauche du Pô, de rentrer ainsi dans le Milanais, non pour y rester, mais pour remonter le cours du fleuve et aller chercher au-delà, ou aux environs de Pavie, un point où on pouvait le franchir de nouveau : on regagnerait ainsi le Piémont en tournant l’armée de Charles-Emmanuel et en passant sur ses derrières. L’idée était hardie, mais moins téméraire en réalité qu’en apparence, car, les deux armées ennemies étant occupées autour de Plaisance, en leur dissimulant le mouvement, on avait quelques jours pour l’exécuter. D’ailleurs aucune autre issue n’était ouverte : la nécessité parlait et se fit obéir.

Français et Espagnols passèrent donc ensemble sur la rive gauche du Pô, dans les derniers jours de juin, ne laissant dans Plaisance que les quelques milliers d’hommes nécessaires d’abord pour masquer leur départ, et pour que la ville ne pût être emportée sans une résistance d’une certaine durée. Mais ce n’était pas tout d’avoir fait agréer à l’infant cette opération hasardeuse, il fallait encore la lui faire exécuter. Or, une fois de retour dans le Milanais, le prince, s’y trouvant plus à l’aise qu’il ne s’y attendait (ce qui était assez naturel, puisque le gros de l’armée autrichienne était devant Plaisance), ne voulait absolument plus en sortir. Soit timidité naturelle, soit répugnance à quitter définitivement les contrées dont la domination lui était promise et qu’il avait parcourues l’année précédente en vainqueur, il n’y eut pas moyen de le faire bouger. Maillebois s’épuisa en vain en instances désespérées, Luynes prétend même qu’il se jeta matériellement à ses genoux ; on croira difficilement que cette irrésolution se prolongea pendant plusieurs semaines. C’était dix fois plus de temps qu’il n’aurait fallu aux

  1. D’Arneth, t. IV, p. 188, 189.