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Au premier moment, d’Argenson (il s’en confesse dans ses Mémoires et il faut en vérité l’en excuser) éprouva de cette mort imprévue une satisfaction qu’il ne prit même pas la peine de dissimuler. C’était pour lui la délivrance : c’était le trône enlevé à son ennemie déclarée et un cruel déboire pour Noailles, son rival, qui n’avait rapporté d’une ambassade solennelle d’autre profit que la faveur d’Elisabeth : c’était donc, à ses yeux, un âge d’or qui commençait pour l’Espagne. « Le gouvernement d’Espagne, écrivait-il sur-le-champ à Vauréal, a été français du temps de Louis XIV, italien le reste du règne de Philippe ; il va devenir castillan et national. Comme nous ne voulons que sa gloire et sa sûreté, il ne vous sera pas difficile d’y être d’autant mieux reçu qu’il sera dirigé par les principes qui lui conviennent le mieux. » Et puis le nouveau roi n’était-il pas un peu Savoyard par sa mère, sœur de Charles-Emmanuel ? « On prétend qu’il est fort éloigné d’avoir de l’aversion pour son oncle. » Ne trouverait-on pas occasion de lui dire un mot de ce traité de Turin tant calomnié, et qu’il serait si aisé de reprendre ? « Seulement, ajoutait d’Argenson, en ce cas, le secret serait plus que jamais de rigueur et une correspondance destinée au roi seul, à l’insu du conseil, deviendrait une précaution indispensable. Cela est devenu malheureusement et indécemment nécessaire depuis quelque temps. » Le roi, non plus, ne semblait pas prendre trop au tragique la perle ni de son oncle, ni même de sa belle-fille. « J’en suis inconsolable, écrivait-il de son côté, par toutes sortes de raisons ; sauf sa timidité, elle eût été parfaite à sa tête près, qui n’était pas ce que vous aviez dépeint (elle était rousse, et Vauréal n’en avait pas prévenu), mais mon fils s’en accommodait. Ce sera un furieux vide pour lui, qui était jour et nuit avec elle ; nous tâcherons de le lui rendre aussi court que possible[1]. »

Les pronostics favorables portés sur le nouveau règne, sans être complètement démentis, ne tardèrent pourtant pas à être assombris par quelques nuages. Ferdinand VI (c’était le nom du successeur de Philippe) était un prince doux, doué de sentimens élevés (dont il fit preuve tout de suite par les égards qu’il témoigna à la douairière, sa belle-mère), mais d’une humeur triste et d’un caractère et d’un tempérament débiles. Sa femme, fille du roi de Portugal, était aimable, gracieuse quoique laide, mais sujette à d’étranges caprices. On remarquait en particulier avec surprise la faveur qu’elle témoignait (sans qu’on pût et pour cause y imputer aucun motif coupable) à un chanteur italien nommé Farinelli qu’elle avait fait venir de Naples et qui avait l’art de calmer

  1. . D’Argenson à Vauréal, 17 juillet 1746. — Le roi à Vauréal, 26 juillet 1746. (Correspondance. d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)