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n’introduisit pas à la cour la société de mœurs plus libres où elle avait vécu, elle y amenait au moins une aisance et un agrément qui étonnaient les traditions héréditaires des vieux courtisans. Le roi se laissait aller volontiers à en subir le charme ; heureux peut-être, sans se l’avouer, de ne plus retrouver dans sa liaison nouvelle les exigences de la passion altière qui, la veille encore, le dominait. Il était fatigué, dit Bernis, de l’ambition des dames de cour ; il espérait qu’une bourgeoise ne songerait qu’à l’aimer et à être aimée[1].

Il n’est pas possible, sous une monarchie absolue, qu’un changement survenu dans les habitudes privées du souverain ne se lasse pas bientôt sentir dans la conduite des affaires publiques. On a justement regretté, mais peut-être accusé avec excès, la part que Mme de Pompadour prit dix ans plus tard à la grande révolution opérée par Louis XV dans le système de notre politique extérieure. Pour le moment, elle ne visait pas si haut : une double préoccupation, d’une nature bien plus modeste, paraît lui avoir dicté le premier usage qu’elle fit de son crédit sur l’esprit de son royal amant.

Elle se proposa, d’abord de détourner le roi de se rendre à l’armée, ou au moins d’y rester, si on ne pouvait l’empêcher d’y paraître. De tous les devoirs de la royauté, c’était là, on le sait, le seul que le petit-fils d’Henri IV (après avoir vainement tenté de s’acquitter des autres) avait encore goût à remplir. Le bruit du canon plaisait à ses oreilles et semblait secouer l’engourdissement de sa nature indolente. Puis il pensait, non sans raison, que sa présence (qu’il avait le bon goût de ne pas rendre gênante) était un aiguillon de courage et d’émulation pour la jeune noblesse qui combattait sous ses yeux. Mme de Châteauroux, loin de le retenir, l’avait envoyé au feu et essayé de l’y suivre. Ce coup de tête, ayant’ mal tourné, nulle équipée pareille ne pouvait plus être tentée. D’ailleurs, Mme de Pompadour n’avait dans les rangs élevés de l’armée ni amis, ni parens, puisque tous les grades étaient occupés par la noblesse et que de toutes les classes du pays, la haute bourgeoisie était peut-être la plus étrangère au métier des armes ; elle se

  1. Les chansonniers du temps ne manquaient pas de faire remarquer cette entrée de la haute finance de Paris dans l’intimité royale. Voici un de leurs couplets (le seul qu’on puisse citer) :
    Des bourgeoises de Paris
    Au bal ont eu l’avantage.
    Le roi, dit-on à la cour,
    Entre dans la finance :
    De faire fortune un jour,
    Le voilà dans l’espérance.