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frontières ; il donnait une sorte d’authenticité retentissante à un fait qui n’était peut-être pas encore aussi réel qu’il semblait le croire, mais qui peut le devenir par la logique irrésistible des événemens : c’est ce fait d’une alliance possible, éventuelle entre la Russie et la France. Ce n’est point, sans doute, qu’entre les deux puissances placées aux deux extrémités du continent il y ait, dès ce moment, des traités, des pactes mystérieux, des combinaisons longuement préméditées. Ce n’est pas, surtout, qu’il y ait à chercher une signification démesurée dans des apparences, dans des démonstrations parfois un peu puériles, dans des affectations de sympathie ou d’intimité auxquelles les gouvernemens restent le plus souvent étrangers. Les affaires des peuples ne se décident pas par de petites ovations de fantaisie, par de petites manifestations sans conséquence. Peut-être y aurait-il, particulièrement pour la France, une illusion trop naïve à croire que la Russie pourrait se laisser entraîner par un goût imprévu pour nous ou capter par des flatteries.

Non, entre la France et la Russie, ce qu’on pourrait appeler l’affinité élective ne compte pas. Une alliance n’est point une affaire de sentiment ou d’imagination ; mais il y a quelque chose de plus sérieux, de plus décisif, c’est la simultanéité des intérêts, c’est la solidarité évidente, inévitable des deux États dans des éventualités qu’on peut prévoir. Il est certain que tout ce qui affaiblirait la Russie ne serait point un avantage pour la France ; il est certain aussi que le jour où la France, éprouvée par de nouveaux revers, serait désarmée, la Russie resterait seule à découvert devant une coalition désormais maîtresse du continent. C’est la triple alliance qui rapproche les deux grands États, qui provoque l’alliance de la Russie et de la France comme un contre-poids nécessaire, en partageant du même coup le continent en deux camps égaux. Ce partage pressenti, connu, redoutable, de forces colossales qui s’observent est peut-être ce qui garantit provisoirement la paix bien plus que la triple alliance ; on hésite visiblement à se heurter. Il y a aussi dans ce seul fait, il faut en convenir, un danger de tous les instans, — et c’est ainsi que l’Europe paie de sa sécurité perdue la rançon d’une politique de conquête, qui, pour se défendre, pèse sur tous les rapports, sur les indépendances les plus modestes comme sur le repos du monde !