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d’assaillir le Saint-Gothard par le sud, les Allemands, qui seraient entrés plus aisément par Bâle, manœuvreraient de façon à occuper les forces fédérales, à gagner, par le cours de la Reuss, le débouché de la communication transalpine et à faciliter la tentative de leurs alliés. On s’efforcerait de vaincre ou de tourner les résistances pour réaliser en pleine Suisse une jonction qui serait l’objet et le prix de la double attaque combinée ; mais d’abord les Suisses ne seraient pas facilement forcés dans leurs retranchemens. De plus, on peut bien supposer que la France, contre qui cette campagne serait réellement dirigée, ne resterait pas inactive. Elle ne laisserait pas s’accomplir sans combat, sans intervenir elle-même, l’audacieuse violation de la neutralité helvétique. Elle se porterait au secours de la Suisse, dont elle serait l’alliée naturelle pour la défense commune. Puis enfin, la coalition eût-elle quelques succès, eût-elle réussi à opérer la jonction de ses forces sur le plateau central de la Suisse, elle n’aurait pas achevé son œuvre d’invasion. Elle resterait engagée dans un pays mal soumis, avec des difficultés de communications et de subsistances dont elle aurait à tenir compte. Au moment d’aborder la France, l’objectif suprême, elle aurait devant elle une barrière nouvelle, le Jura, une frontière fortifiée depuis Belfort, — au Lomont, aux défilés de Morteau, de Pontarlier, jusqu’au fort de l’Écluse, qui ferme le Rhône au-dessous de Genève. Et pendant ce temps, les événemens se seraient sans doute précipités sur un autre théâtre, décidant de l’issue de la guerre. Cette campagne de diversion à travers la Suisse neutre resterait une complication inutilement sanglante. Elle ne s’expliquerait que par l’intervention de l’Italie, et l’intervention de l’Italie ne s’expliquerait elle-même que par une onéreuse et compromettante nécessité de la triple alliance.


C’est le fond de la question. Par le fait, en admettant même l’extrémité, toujours possible, de nouveaux conflits entre la France et l’Allemagne, on ne voit pas qu’il y ait un intérêt bien sensible, bien pressant pour ces deux grandes nations, pour les armées opposées, à s’attaquer par la Suisse, pas plus que par la Belgique. Il y aurait sûrement plus de difficultés que d’avantages, plus de périls que de résultats décisifs, en Suisse aussi bien qu’en Belgique. Il n’y a qu’une raison intime, profonde : elle est dans cette situation générale, œuvre de la force, où une puissance prépondérante, fixée au centre de l’Europe, pourrait être fatalement conduite, pour la sûreté de sa suprématie, à étendre les hostilités, comme elle s’est efforcée d’étendre ses alliances. On en revient toujours là, parce que c’est toujours là le nœud de la vaste crise où notre