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d’élever une fortification permanente vers Martigny ou Saint-Maurice, dans le bas Valais, — là justement où passait le premier consul en 1800. Ce serait de la part de la Suisse un acte de pleine souveraineté, d’indépendance, protégeant sa neutralité, — aussi bien contre la France d’ailleurs que contre l’Italie, — fait pour donner à réfléchir à tous les envahisseurs. Le pavillon fédéral hissé sur les bastions de Saint-Maurice serait un engagement moral et matériel qui couperait court à toutes les incertitudes du premier moment et déconcerterait toutes les tentatives de surprise.

Ce serait l’intérêt de la Suisse, ce serait aussi l’intérêt de la France, qui ne peut avoir dans cette affaire ni arrière-pensée, ni préméditation suspecte. Il n’y a qu’une circonstance où la France pourrait être brusquement déterminée à passer la frontière pour se porter sans plus attendre aux défilés du Valais et du Chablais ou ailleurs, selon les événemens : ce serait si la neutralité de la confédération était déjà méconnue ou offensée par une attaque de vive force ; mais alors tout serait changé. La France, en se portant sur les points menacés, userait du plus simple des droits ; en se défendant elle défendrait la Suisse elle-même, — et c’est ici une autre face de la question : c’est l’hypothèse d’une violation de territoire accomplie par d’autres puissances.

Cette éventualité est-elle si invraisemblable ? Elle n’a sûrement rien d’impossible. Elle n’aurait rien de nouveau ni d’inattendu pour les états-majors des armées voisines qui n’en sont pas à étudier les conditions et les chances d’une marche en pays neutre ; elle pourrait même être la conséquence prévue, calculée, inévitable, des alliances militaires qui enveloppent la Suisse. Que l’Allemagne se défende de toute intention d’hostilité pour le moment, c’est possible ; toujours est-il que, depuis bien des années déjà, on peut suivre du regard une sorte de travail de pénétration des influences allemandes dans la république helvétique : travail stérile sur certains points, plus heureux sur d’autres et toujours actif. Si les Allemands, malgré quelques tentatives, n’ont pas réussi à s’introduire par leurs conseils, par leurs instructeurs, dans les affaires militaires de la confédération, ils ont eu plus de succès dans les affaires de chemins de fer. Par le fait, les financiers allemands sont à l’heure qu’il est les maîtres, — financièrement bien entendu, — de la plupart des voies ferrées de la Suisse. Ils ne disposent pas seulement de la ligne du Saint-Gothard ; ils ont la main, — par la compagnie du Jura-Berne-Lucerne, sur le nord du Jura, — par la compagnie de la Suisse occidentale Simplon, sur le midi, — par la fusion récente de ces deux compagnies sur les communications entre la France et l’Italie : ils ont aussi la plus grande partie des actions d’une autre