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nouveaux États se sont formés. Le vieil équilibre a perdu ses garanties. L’Allemagne unifiée, qui touche au pont de Bâle, pèse sur la Suisse du poids de sa propre puissance et du poids de ses alliances, — de l’Italie nouvelle, qui, de son côté, touche aux passages des Alpes. De sorte que la Suisse se trouve enserrée, par ses frontières du nord et de l’est, entre l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, trois puissances liées par de secrètes obligations militaires, campées au tour du territoire helvétique, — pacifiques pour l’instant, si l’on veut, mais sûrement décidées d’avance à ne pas s’arrêter devant une neutralité gênante, le jour où elles se croiraient intéressées à aborder la France par cette frontière. Par un jeu singulier des choses, après trois quarts de siècle, elle se retrouve au point où elle était le 1er janvier 1814, au moment de l’entrée des Autrichiens, avec cette différence, toutefois, que la France, pour sa part, ne donne aucun prétexte, — que la Suisse a grandi, s’est fortifiée dans l’intervalle, et que ni le pont de Bâle, ni les passages des Alpes ne resteraient sans défense.

Ce qui fait la gravité de cette situation nouvelle, c’est que le droit ne compte plus. L’intérêt du moment, la force, l’imprévu, seuls semblent appelés à décider des événemens. La question est de savoir ce qui sortira de cette situation, ce que seront les événemens, dans quelle mesure la Suisse pourrait y être entraînée et y jouer un rôle. Il y a un premier point sur lequel on ne peut se méprendre. Si depuis 1815 tout a changé dans les rapports des états, dans les conditions générales de l’équilibre en Europe, tout a changé aussi dans la république des Alpes. Lorsque les armées de la coalition se présentaient à la frontière du Haut-Rhin à la fin de 1813, une partie du pays, toute pénétrée encore de l’esprit d’ancien régime, ennemie de l’ordre nouveau créé par la révolution et par la médiation napoléonienne, gagnée d’avance à la cause de l’Europe en armes, se tournait déjà vers les alliés. La Suisse d’ailleurs, l’eût-elle voulu, n’avait pas de forces suffisantes pour jouer avec quelque efficacité son rôle d’état neutre. On avait pu à grand’peine au dernier moment réunir une douzaine de mille hommes pour faire figure sur la frontière de Bâle à Schaffhouse, et à la première sommation, l’officier chargé de commander ces forces se hâtait de se retirer, — sans tirer un coup de fusil, en disant à ses soldats : « Vous n’avez pas été appelés aux armes pour attirer sur notre pays les charges et les malheurs de la guerre ni pour forcer par une résistance stupide et inutile les puissances à nous traiter en ennemis[1]. » Politiquement la Suisse était aux alliés, militairement elle était sans

  1. Voir la Revue militaire suisse, mai-juin 1889.