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puissances, l’intérêt serait peut-être inégal, les difficultés seraient les mêmes.

La France, pour sa part, nous le disions, ne peut avoir aucune arrière-pensée d’invasion à l’égard de la Belgique ; elle n’y a aucun intérêt. Il est certain que la France pourrait être conduite à entrer sur le territoire belge si elle y était provoquée, si l’Allemagne était entrée de son côté, — qu’elle pourrait être contrainte de répondre à l’invasion par l’invasion ; de son propre mouvement, par un calcul ou une préméditation de stratégie en vue d’une prochaine guerre, elle ne prendra aucune initiative, parce qu’elle n’y est point intéressée. C’est un peu trop compter sur la crédulité des Belges que de les menacer de l’esprit de gloriole des Français, que de vouloir leur faire croire que les Français tiendraient, dès le début de la guerre, à s’assurer, par une prompte entrée à Bruxelles, un premier succès d’ostentation qui aurait un effet moral. C’est un calcul tout aussi inexact, quoique moins puéril, de supposer que les Français, hésitant à aborder le formidable front des défenses allemandes dans la « marche » d’Alsace-Lorraine, iraient de préférence se jeter dans la vallée de la Meuse, la grande route des invasions sur l’Allemagne du nord. C’est un peu de la stratégie de fantaisie. On ne voit pas bien à quoi il servirait, même pour l’effet moral, d’entrer à Bruxelles, tandis que les Allemands entreraient déjà peut-être à Nancy ; on voit encore moins quel avantage il y aurait à s’enfoncer dans la vallée de la Meuse, lorsqu’on ne serait pas même encore assuré d’avoir sauvé la frontière si laborieusement élevée pour couvrir le cœur de la France, entre Epinal et Verdun.

C’était bon autrefois. M. Thiers parlait évidemment du passé, dont les guerres de la révolution n’étaient que le prolongement, lorsqu’il disait, en 1871 : « La vallée de la Meuse, l’histoire le démontre, est la véritable voie d’invasion ouverte à la France contre l’Allemagne du nord. » Les géographes militaires parlaient d’un tout autre état de l’Europe quand ils disaient que la contrée entre l’Escaut et la Sambre est le vrai point d’attaque pour les armées françaises, que « la possession de cette contrée livre le cours moyen de la Meuse et permet de tourner les formidables défenses de l’Allemagne occidentale. » Aujourd’hui, que gagnerait-on à tenter l’aventure dans des conditions politiques et militaires si complètement différentes ? En supposant tous les succès, en admettant même l’armée belge hors de combat et rejetée impuissante dans Anvers, on irait tomber sur le Rhin inférieur, qui serait moins facile encore à passer entre Wesel et Cologne qu’au-dessous ou au-dessus de Mayence. On n’aurait rien tourné. On trouverait au bout