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Par un jeu singulier des choses, le siècle, revenant sur lui-même, finit comme il a commencé, si ce n’est que la prépotence s’est déplacée et a changé de nom ; elle n’est plus en France et ne s’appelle plus Napoléon. Des ruines de l’équilibre qui a été longtemps la loi de l’Europe, des transformations et des guerres s’est dégagée une autre prépondérance qui est devenue le plus éclatant phénomène contemporain. C’est le vieil esprit de Frédéric II, représenté moins par les Hohenzollern que par un puissant serviteur qui, rassemblant, concentrant les instincts et les forces de l’Allemagne, a recueilli la succession momentanément interrompue de l’idée de domination universelle, au moins d’un état prépondérant en Europe. C’est M. de Bismarck qui, à la place d’une Allemagne fédérative et pacifique, a élevé un empire de 40 millions d’hommes ferro et igne, — s’essayant d’abord contre le petit Danemark, puis rejetant violemment l’Autriche hors de la sphère germanique, puis enfin s’attaquant au dernier obstacle, à la France, poursuivant, en un mot, jusqu’au bout un dessein qui n’a certes rien de vulgaire, qui est dans tous les cas une œuvre de conquête. Il a réussi jusqu’à l’heure présente, sans aucun doute, et, s’il a été un grand et heureux joueur dans ce qu’on peut appeler la partie guerrière de sa politique, on pourrait ajouter qu’il a déployé plus de génie encore, je veux dire un génie plus calculateur et plus prévoyant pour maintenir ce qu’il a conquis. Ce que les armes ont fait, la diplomatie a été sans cesse occupée à le défendre, à le préserver avec une tenace et habile persévérance.

Tout est extraordinaire dans ces événemens destinés à marquer la fin du siècle et encore inachevés. Jadis, pendant longtemps, c’était la France qu’on ne cessait d’accuser de méditer, à son profit, des attentats contre l’ordre européen créé par les traités de 1815 ; de nos jours, c’est l’Allemagne, conduite par un homme audacieux, qui ne laisse pas vestige de ces traités qu’elle a si souvent invoqués, de cet ordre qu’elle s’est déclarée cent fois prête à défendre avec ses alliés, comme son œuvre, comme sa garantie. Chose plus étrange encore ! jusqu’ici, toutes les fois qu’une puissance prépondérante s’est élevée, tous les autres états se sont sentis instinctivement portés à se rapprocher, à s’unir pour sauvegarder leur liberté. Aujourd’hui, pour la première fois peut-être, par le plus imprévu des reviremens, s’il y a des coalitions, c’est le victorieux, c’est le prépotent qui les noue contre le dernier vaincu, comme si le vaincu était l’ennemi commun, le grand suspect. Avec un art dont le succès ne s’explique que par la fascination de la force, M. de Bismarck a su persuader à d’autres états qu’ils étaient intéressés à se ranger sous son commandement et à lui garantir ses